a new dawn (kuro)

Et elle donnerait tout pour mettre son monde sur pause ; prendre le temps de se retrouver seule, de plus entendre ce brouhaha constant dans ses oreilles (mélange de pensées intrusives et de bruits de couloirs). Elle sait pas quand ses habitudes ont changé, que les autres ont pris le dessus sur son amour-propre – ce qu'elle sait, c'est que tout s'est cassé la gueule en même temps. L'horloge de Sia résonne contre ses tympan à longueur de journée, l’essouffle dans une course contre le temps qu'elle peut pas gagner. L'aînée finira par la laisser (vivra sa vie), pour s'enfermer dans une bulle de bonheur qu'elle commence déjà à détester. Et la discussion avec sa sœur qui passe en boucle comme le disque rayé que son ego arrive pas à arrêter.
Elle veut juste qu'on lui foute la paix.
Qu'on lui serve pas les habituels et mielleux ça va aller. Elle s'en fout – ça l'a jamais intéressée.
Et si elle peut pas faire taire le vacarme de ses pensées, elle a décidé de se saouler au bruit de la ville. Laissera le monde hurler jusqu'à la surdité pour compenser tout le reste – parce qu'elle sait la nuit pleine de promesse (de problèmes) et saura trouver de ce qu'elle est venue chercher même dans la solitude. Ça l'a jamais retenue de s'inviter à des soirées qui ne la concernaient pas, s'accrochant à ce vieil adage – j'ai vu de la lumière. Et jamais on ne lui avait demandé de s'en aller.
Pourtant elle hésite ce soir, quand ses yeux se posent sur lui. Ses lèvres pincées retiennent un soupir – elle est à deux doigts de rebrousser chemin. Ses envies d'autre chose pouvaient bien patienter le lendemain, ou le jour d'après, parce que le voir ne faisait qu'aggraver les choses. Elle en viendrait presque à croire que se sont ses pensées qui l'ont matérialisé là – juste pour la faire chier. Alors elle redoute le moment où il la remarquera, qu'elle devra feindre un sourire gêné et détourner les yeux sous prétexte d'une culpabilité qui n'existe pas. Sourire qu'elle viendra noyer au bord d'un Blushing Venom dans une solitude évidente quand lui est si bien entouré.
Alors ça prendra du temps – parce que ces choses là en prennent toujours. Sûrement pour lui laisser le luxe de rassembler son courage, et le semblant d'information qu'elle a le concernant avant qu'il ne s'impose à côté d'elle. Plus par obligation que par envie. Et Saeri, elle en revient pas elle-même des mots qui sortent de sa bouche ; alors que ses yeux restent plantés devant elle. Droits et fiers. I heard you came back from Merlin knows where not so long ago. Mais elle sait, en réalité. Mieux que Merlin lui-même. I can see you're adjusting alright. Et y'a ces nuances dans sa voix qui veulent dire qu'elle a fait sa part du boulot. Qu'elle a tiré quelques cordes, rassembler quelques anecdotes ça et là – sans comprendre ce qu'elle cherchait à accomplir. Kuro s'en fout clairement, ça lui colle à la peau depuis la première seconde où Saeri a posé les yeux sur lui. Alors à quoi bon ?

Se remplir l’esprit pour mieux se le vider, l’occasion de remplacer les anciens souvenirs par des nouveaux, plus frais, à grands coups de tournées et de tapes sur l’épaule, d’étreintes de silhouettes du passé et de retrouvailles légères. Tout ce dont il avait besoin, pour contraster avec la lourdeur de ses propres retrouvailles, celles avec l’archipel, avec la maison - avec ses fantômes. Impossible de leur échapper (mais a-t-il ne serait-ce que tenté?), Mio et Shiro sont encore là, dans les pas et au détour des ruelles, comme s’il n’était jamais parti. Pourtant le deuil est moins lourd, au bout de neuf ans, Kuro n’a au moins plus l’impression d’être étouffé par leur absence, les épaules écrasées, affaissées sous le poids des globes-fantômes. Retrouve ses amis comme s’il n’était jamais parti, leur paie volontiers une tournée, les discussions tournant autant autour du bon vieux temps que de tous les changements depuis son départ. Tout s’est fait naturellement, jamais dans l’excès et la démesure, mais en légèreté suffisante pour qu’il passe une bonne soirée, dans une boîte où la musique ne leur étouffe pas les tympans, jouée suffisamment fort pour installer une ambiance mais pas au point d’en devenir insupportable.
Il ne l’a pas vue, parce qu’il ne regarde pas vraiment ailleurs, préoccupé seulement par sa bande, comme avant. Elle va pourtant s’écraser à nouveau sur ses cratères, faire de lui son satellite - personne ne le lui a dit, mais en acceptant ce simple service à sa sœur, il s’est embourbé tout entier. Pour le pire comme pour le pire (il doute encore de la possibilité d’un meilleur, vu la férocité avec laquelle elle lui avait craché à la figure les reproches qu’elle rêvait de dire à sa sœur). Il tape sur l’épaule des amis qui l’entourent, lâche un “Aight, imma refill our glasses, be right back” avant de se diriger vers le bar, auquel il s’accoude en attendant que le barman lui accorde son attention.
Cette fois, il l’a vue. Il n’aurait pas pu en être autrement, puisque Saeri est juste à côté de lui et qu’elle a l’effet d’un Soleil pour l’archipel-système solaire, attirant les regards. Elle est belle, et elle le sait. Lui en a bien conscience, mais il lui donne ce qu’elle veut, ce qu’elle a demandé - l’ignore royalement, fait comme s’il ne l’avait pas vue, même s’ils savent tous les deux que c’est faux. “I heard you came back from Merlin knows where not so long ago. I can see you're adjusting alright.” Ses lèvres s’étirent en sourire amusé, parce qu’en une phrase, Saeri en a dit tellement plus. Logique, pour une étudiante sentinelle, de s’être renseignée sur lui ; alors il sait qu’elle ment à moitié, qu’elle doit sûrement savoir de quel pays il vient tout juste de revenir, mais qu’elle préfère jouer l’indifférence. Pas de problème, ce n’est pas lui qui va la contredire. À vrai dire, elle l’intrigue autant qu’elle l’amuse, parce que Kuro n’a aucune idée de pourquoi elle s’est mise à lui parler ; se renseigner sur lui est une chose, le lui faire comprendre en est une autre. Il tourne légèrement la tête, juste assez pour la regarder même si elle ne le fait pas, le coude toujours posé contre le bar, l’air indifférent - on ne chasse pas les habitudes. “Yeah, Lapland. Thanks.” Reste lapidaire, ce n’est déjà pas dans ses habitudes de développer à outrance, mais il a encore moins de raisons de le faire avec elle. “Having a good time tonight?” Il demande plus par politesse que pour vraiment le savoir, parce qu’après tout elle ne lui doit rien et ils ne se connaissent pas. Fait la discussion comme il le ferait avec n’importe qui, en attendant que le barman prenne sa commande et lui ramène les verres remplis.

Précipitation qu’elle regrette à la seconde où les mots dévalent ses lèvres ; elle aurait voulu tourner ça autrement. Engager la conversation différemment – être plus souriante, presque sympathique. Mais la colère de voir sa sœur dans son ombre à lui a roulé le long de sa gorge jusqu’à vomir des informations qui n’avaient pas lieu d’être. Et si elle ne peut pas revenir en arrière, elle garderait son masque de femme fière. Parce qu’elle dégouline de ce rôle qu’elle a choisit il y a trop longtemps, pour apprendre maintenant à jouer selon d’autres règles.
Elle jouera selon les siennes – et Kuro jouera avec elle.
Parce qu’il sourit déjà, sans qu’elle sache si c’est de la moquerie qu’elle voit se dessiner d’un bref regard en coin, ou bien simplement de la surprise amusée. Peut être un beau mélange des deux, parce qu’ils savent qu’en temps normal elle n’aurait jamais ouvert la bouche pour lui adresser la parole.
Mais ce soir c’est différent ;
L’impression de le connaître pour avoir eu son nom lié de trop nombreux jurons, et s’être rejoué son apparition une bonne dizaine de fois dans la semaine. Et le détester, au fond, pour cette confiance en elle qu’il aura effrité avec le pouvoir de quelques mots décrochés au mauvais moment. D'avoir laisser derrière lui une pâle copie de la femme qu'elle s'efforce d'être ; une montagne de mensonges qui, soudés ensemble, ressemblent finalement à quelque chose.
Alors pourquoi elle continue de jouer à ce jeu quand elle croit manquer de crédibilité. Pourquoi s'accrocher à des apparences venteuses, à quelques nice, and then what ? Got homesick ? quand elle connaît déjà l'histoire pour ce qu'elle est toujours – il a eu besoin de changer d'air pour oublier ce qu'il avait chez lui. Prendre le large, et puis se rappeler que sa vie ne lui appartient plus s'il oublie qui il était. Alors il est revenu, la queue entre les jambes, et le cœur presque guéri de ce qu'il a fui. Histoire classique, pour un retournement de situation cliché. C'est ce qui se murmure dans les couloirs.
Trying to, at least. Seeing you here makes it harder that it was supposed to. Et si elle manque de méchanceté dans la voix, c'est parce que le regard glisse ailleurs – sur lui. Elle s'en cache même pas, Saeri, alors que ses pupilles gourmandes dévorent ce que le jeune homme veut bien offrir au monde. De ses biceps dessinés, à la finesse de ses poignets. You see, you've been on my mind quite a lot lately, alors que ses lèvres se courbent contre le bord de son propre verre, les yeux finalement relevés sur son visage. Elle tente de ne pas s'accrocher à son sourire non-chalant pour ne pas réveiller le mépris qu'elle garde en elle. wondering if I should apologize to you. Cause that's not what I do. – she never comes clean.
Et les habitudes ne changeront pas ce soir. Elle se contentera d'imposer ses limites, et d'installer des règles immuables auxquelles il devra se plier si – si quoi. Si elle change d'avis ? Si elle rebrousse chemin pour avouer ses torts, plier l'échine et accepter cette main tendue sur laquelle elle avait pourtant si dédaigneusement craché ? Jamais. But seeing that you probably don't give one damn about it, I guess we're good. Aren't we ? Mais les mots s'échappent trop vite, pressés par les quelques minutes que lui accorde le hasard pour mettre un point final à ces pensées qui la tourmentent depuis dix jours.

On dirait qu’elle-même ne sait pas sur quel pied danser, hésite entre une valse ou un tango ; change le disque et la musique à tel point qu’elle-même s’y perd. Kuro assiste à ce spectacle un peu absurde d’un air amusé, bien qu’elle ne soit pas capable de différencier l’amusement de la moquerie, se l’imagine peut-être arrogant et condescendant. Pour ça, il faudrait s’en soucier ; ce n’est pas son cas, en tous cas pas assez. Ils auraient pu s’entendre, sans doute, s’il n’était pas venu de la part de sa sœur, avait réveillé des plaies encore trop ensanglantées, causé une éruption qui allait arriver avec ou sans lui. Nari et Saeri l’avaient intégré à un conflit qui n’était pas le sien, avait donné aux interactions des airs de corvée insupportable, à tel point que Kuro avait fini par se dire, plus tôt elle me dit non, mieux c’est. Il venait à peine de rentrer, ce n’était pas pour s’embourber dans un tel merdier.
“Nice, and then what? Got homesick?” Il ne réagit pas trop, toujours intrigué de savoir ce qu’elle a demandé mais surtout ce qu’on lui a répondu. Parce que Kuro sait ce qui se murmure à son sujet dans la brigade, cultive volontiers le mystère tant de son départ que de son retour, satisfait de pouvoir compter sur les doigts d’une main ceux qui savent. Non pas que ça le dérangerait que ses collègues soient au courant, mais il n’a pas tendance à s’étaler, jamais. Garde le silence sur le fardeau qu’il porte depuis plus de neuf ans désormais, parce que ça ne concerne que lui. Nari sait, mais il imagine sans mal que même si sa sœur l’a questionnée sur le sujet, elle n’a rien dit, a feint l’ignorance ou a divulgué une rumeur fondée sur du vide, par loyauté et amitié, mais sans doute aussi parce que c’était une nouvelle manière d’embêter sa sœur, de nourrir leur conflit. “You could say that, yeah.” Il ne dit rien mais contrairement à elle, n’en dit pas plus ; les traits sont nonchalants et les pensées cadenassées. Saeri ne saura pas si la maison lui manquait vraiment ou s’il a profité de sa suggestion pour la lui offrir en réponse, même si ce n’est pas la vérité. Elle aura beau se douter que Kuro ne dit pas tout, le mystère restera entier, causant peut-être intrigue et frustration. “Trying to, at least. Seeing you here makes it harder that it was supposed to.” Ouch, pense-t-il, malgré tout indifférent ; préfère ignorer la pique, ne pas relancer du charbon dans les braises. “You see, you've been on my mind quite a lot lately,” Il y a un moment de flottement, de silence, où il l’observe le détailler comme une spectatrice de musée, et il se dit que dans d’autres circonstances, dans un monde parallèle, ils auraient pu s’entendre, sans doute. Si elle n’associait pas son prénom à celui de sa sœur, comme un mot-valise imposé qu’on force pour qu’il fasse sens, qu’il donne du crédit à ses ressentis. Il attend la suite, dans le silence-attente qui lui convient mieux, intrigué par là où elle veut l’emmener. Il ne sait toujours pas pourquoi elle s’est décidée à lui parler, jusqu’à ce que ses yeux croisent les siens et s’y arrêtent, marquant le moment de la confession ; il pourrait presque entendre son verre-mystère se briser. “wondering if I should apologize to you. Cause that's not what I do. But seeing that you probably don't give one damn about it, I guess we're good. Aren't we?”
C’est donc pour ça.
L’intrigue disparaît et Kuro ne reste qu’amusé, le regard qui ne lâche pas celui de Saeri. Il prend note mentalement de ce qu’elle a dit et de ce qu’il voit, comme le fait que la pensée s’est imposée, plusieurs fois, comme le fait qu’elle l’a ne serait-ce que pensé, ce qui semble lui être inhabituel (elle le dit elle-même), comme le fait qu’elle a parlé trop vite, révélant que les pensées la troublent plus que ce qu’elle n’en dit. Comme le fait qu’elle lui pose la question, suggérant une réponse qui semble cohérente vis-à-vis de ce qu’elle a compris de son caractère, mais indiquant surtout qu’elle attend sa validation, pour mettre un véritable terme à ces interrogations. “Well, that seems to worry you, so yes, we are good, don’t worry.” S’il est amusé, il s’applique en revanche à ne pas paraître arrogant, la rassure simplement et calmement - et ce même si elle prétend qu’elle n’a pas besoin de l’être et maîtrise la situation et la lecture de ses sentiments, même si elle ne le connaît pas tant que ça. Quitte son regard pour celui du barman qui lui donne enfin son attention, un peu penché sur le comptoir pour être sûr d’être entendu. “Five Tornados please, thanks.” Le barman hoche la tête, se met à préparer les boissons, Kuro qui garde les yeux dans le vide en attendant, considérant qu’elle n’a sûrement plus rien à lui dire, maintenant qu’elle a eu ce qu’elle voulait.

Son besoin de s'imposer se faufile dans ses questions innocentes – dans l'espoir de réveiller ce que lui avait bousculé en elle. Trouver un échange équivalent dans leurs échanges qui continuent d'être à sens unique. Parce que l'impact contre  Kuro est bien trop bruyant dans sa poitrine. Elle s'écrase de tout son être contre ce mur que rien ne saurait briser ; et elle en reste mi-surprise, mi-intriguée. Y'a cette petite voix qui naît au creux de son oreille par dessus le bruit ambiant – lui demande ce qu'il a réellement à cacher pour être si distant.
Les hommes aiment parler – en général. Ils dégoulinent d'égocentrisme, étalent leur vie entière à la moindre occasion de plaire. Mais Kuro non. Même s'il a vu les portes ouvertes, qu'il a senti ses pupilles caresser la peau dorée de ses bras. Il n'en fait rien. Continue de s'en foutre, for that's what he does best. Feindre un sourire, une politesse bien formulée, et laisser le mon entier sur le bas côté – indigne de son attention. Alors elle s'est dit qu'il était peut-être plus simple de se délester, elle aussi, de ses bagages trop lourds. Que l'occasion était trop belle pour ne pas en profiter, et faire en sorte que ce nom (ce sourire) ne fasse plus intrusion dans ses pensées.
Et finalement, la roue tourne. Elle se dit qu'il n'a pas encore percé sa carapace, que tout ce qu'elle est reste intacte. I wasn't w – et au fond, peu importe. Qu'il la croit fragile, ou fébrile. Qu'il l'imagine hésitante, ou Merlin sait quoi d'autre. Whatever. Elle n'a plus besoin de s'expliquer, ni même de courir après une réputation imaginaire. We're good. Le chemin s'arrête ici, et quelque part le cœur y trouve un soulagement. Celui de ne plus avoir à se questionner sur la légitimité de ses choix – ou simplement de savoir que sa sœur n'essayerai plus d'interférer avec. It's over.
Alors elle lui adressera ce qu'elle pensera être un dernier sourire, et terminera son verre. Peut-être que sa soirée aurait du s'arrêter là ; que la vie l'avait mené là où elle avait du être pour régler un problème qui n'en était pas un. Alors pourquoi ses doigts franchissent la limite pour retenir le barman – make it six. Pourquoi elle s'immisce à son tour dans cette nuit qui ne lui appartient plus. This round's on me.
Elle sait que toute son image hurle à l'attention – et peut-être que Kuro se dira qu'elle a juste besoin du regard d'un·e autre sur elle pour se sentir à nouveau importante. Elle pue la charité, Saeri ; avec son sourire de mendiante qui n'a rien perdu de sa fougue. Elle a même pas besoin de lui – ni d'un autre.
Let's say this is a ceasefire. Although I never really fired any shots at you. Pour ce dont Saeri est capable, leur échange avait été cordial – quoiqu'il en pense.
Et elle n'aura pas attendu qu'il joigne son verre au sien pour faire teinter leurs boissons en guise de promesse muette. Elle n'est pas du genre à demander Saeri, Kuro l'aura probablement vite compris. May I ask why isn't my sister there with you tonight ? Did she grow tired of you or – maybe the opposite ?

Peut-être que la soirée aurait dû s’arrêter là ; c’est ce qu’il croyait et ce qu’elle semblait espérer. Depuis le départ, Saeri le fuit avant de se décider à le suivre, l’évite avant de se décider à l’apostropher. Et il se dit que ce n’est pas qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut, mais qu’elle se retrouve en tête-à-tête avec ses pensées, toutes les interrogations qu’il la force à soulever, sans même vouloir vraiment le faire. Qui est-il ? D’où connaît-il sa sœur ? Pourquoi a-t-il accepté cette stupide faveur ? Et le pire, c’est que Kuro ne lui offre aucune vraie réponse, se contente de cultiver le mystère en la laissant croire ce qu’elle veut, ce qu’elle a entendu. À tel point qu’une fois que Saeri a révélé ce qui la taraudait, Kuro n’écoute plus vraiment parce qu'il se dit que c’est terminé et qu’elle n’a plus rien à lui dire - se dit qu’en réalité il lui rend un service, puisque visiblement elle n’a aucune envie, ni de lui parler, ni de le connaître. Laisse sa fierté dans le silence, le “I wasn't w – Whatever.” s’écraser au sol. Il sait qu'il a raison, que tout ce qu’elle a montré ou bien voulu cacher s’est dévoilé devant leurs yeux. Qu’elle était visiblement contrariée par ce qu’il pensait, voulait vérifier qu’il n’était pas rancunier. Ce n’était même pas pour s’excuser, il avait bien compris que ce n’était pas son truc, simplement pour arrêter d’être troublée, perturbée par ce semblant d’inconnu qu’elle semblait ne comprendre qu’à moitié. Et encore une fois, Kuro lui offre ce qu’elle demande : de l’apaisement et une solution, sans entrer dans des grands discours ou des monologues à n’en plus finir, bourrés d’égocentrisme et de regrets larmoyants.
We’re good, c’était aussi simple que ça.
Mais au moment où elle s’adresse au barman, commande un verre de plus, offre de payer, Kuro fronce les sourcils et ne la comprend plus. Ne s’explique pas son geste, mais sa bouche s’étire en sourire et il lâche un soupir amusé, en même temps qu’il se dit qu’il est grand temps d’arrêter de chercher à comprendre. “Alright, thanks.” Il ne cherche pas non plus à la contredire ou s’y opposer, a bien compris que ça ne servait pas à grand-chose et que ça allait sans doute l’irriter. “Let's say this is a ceasefire. Although I never really fired any shots at you.” Elle continue de l’intriguer, à sa manière ; oui, leur discussion de ce soir n’avait rien du procès d’intention de leur première rencontre, mais Saeri semble vouloir continuer à faire amende honorable, à ne pas se contenter de ce we’re good qu’il avait offert comme une main tendue qu’on aurait pu saisir sans difficulté. “Yeah, you’re awfully nice tonight, that’s weird.” Il tente l’humour, les traits qui se détendent et le sourire qui s’agrandit. Elle l’a habitué à plus de hargne, mais même s’il en rit, ce n’est pas si mal, au fond. “May I ask why isn't my sister there with you tonight? Did she grow tired of you or – For someone who resents her sister that much, you sure talk a lot about her though.” Ce n’est pas une attaque, seulement une constatation. Dix minutes ne sont pas passées que Nari est déjà à nouveau dans la conversation. Then again, on ne chasse pas les vieilles habitudes. Mais cette fois, Kuro ne laisse pas son interrogation en suspens, se justifie sans trop savoir pourquoi ; peut-être parce que sans ça, leur conversation finira toujours dans une voie sans issue. “She’s not here coz I’m meeting other friends.” Il  tourne la tête, lui indique un groupe assis sur les canapés, en train de discuter. N’en dit pas non plus trop, suggère que Nari est une simple amie sans entrer dans les détails, imaginant que Saeri finira par arrêter de parler de sa sœur ou ne voudra pas en savoir plus. Peut-être qu'au bout d'un moment, elle comprendra qu'il existe en-dehors de sa sœur. “Do you wanna join us? You paid for their drinks, after all.”

L’impression de pouvoir repartir à zéro lui colle à la peau. Se confirme à la mélodie de son souffle amusé, de ce semblant de légèreté qui flotte dans l’air. Comme une émancipation attendue depuis des années, alors qu’elle ne ressasse que depuis quelques jours (les heures ont simplement des allures d’éternité quand on vient bousculer sa normalité). Et elle aurait presque rit à son tour – awfully nice – si elle n’avait pas préféré étouffer cette aisance au bord de ce nouveau verre dans un sourire qui voulait tout dire – i always am. i can’t believe you ever questioned that.
When she never is.
Pas sans être intéressée, jamais.
Sa générosité avait d’ordinaire un prix, mais semblait gratuite ce soir. Peut-être parce que c’était lui.  Parce qu’il avait cette nonchalance placardée sur les lèvres et le désintérêt ancré dans chacune de ses paroles. Parce qu’elle avait pas su empêcher la gourmandise de glisser sur sa peau – juste au cas où. Pour se donner l’impression de posséder ce qu’elle n’a pas, et de marcher sur un territoire qui appartient à celle qui cherche à la contrôler. Mais on ne met pas de laisse autour de ce cou, et elle se sent à nouveau respirer quand le doute se lève – l’autre ne viendra pas ce soir. Elle n’ajoutera pas son regard supérieur à la triste éloquence de son amant. Elle ne gâchera pas ce sourire qui naît sur les lèvres de la cadette quand l’autre lui reproche de s’accrocher à son nom. A se demander s’il comprendra qu’elle fuit le monstre, plus qu’elle n’est obsédée par lui.
Mais s’il doit comprendre – ça ne sera pas pour ce soir. Malmené par les indications contraires des envies de Saeri qui peine à trouver un pied sur lequel danser ; chahutée par le doute et l’assurance qui s’échangent les rôles de façon trop aléatoire. Alors elle gardera l’histoire pour un autre soir (une autre vie), quand il ne sera plus demandé par ces autres amis. Quand elle aura réussi à creuser un petit puits d’intérêt en lui, et qu’il lui suffira de gratter un peu plus profondément par la force de ses sourires et de ses ongles manucurés.
Elle y croit (dur comme fer) au moment où il lui propose de les rejoindre ; et elle doute qu’il le veuille vraiment. Pas après ses réponses laconiques et son corps entier qui criait à l’incompréhension. Alors elle se convainc qu’il ne s’agit que d’une excuse pour se soustraire à sa compagnie ; le comprend parfaitement. Elle-même y voit une porte de sortie, finalement. You wouldn’t want me to ruin the mood. Il lui suffit d’un regard par-dessus son épaule, d’un sourire à un regard insistant sur leur conversation pour comprendre qu’elle n’y aurait pas été à sa place. Et ce soir, plus que les autres soirs, elle ne veut pas avoir cette étiquette d’intrus pour lui coller à la peau. Thanks though, you are one of the nice guys actually.
Et dans un élan d’audace, elle laissera sa main se poser sur son épaule, ses lèvres sur sa joue, pour y déposer la marque subtile de son rouge à lèvre. Par simple envie de susciter des réactions, se faire soulever quelques questions, un souffle d’attention potentiellement désagréable pour le brigadier. Mais surtout – de quoi prendre une revanche personnelle en apposant sa marque une peau qu'elle pense encore appartenir à sa soeur.
See you around, I guess., glissé avant que sa chaleur ne s’évanouisse avec elle dans la nuit, à la recherche d’un ailleurs où elle n’aurait de compte à rendre qu’à elle-même.

Depuis le début de la soirée, non, depuis leur première rencontre, il se demande s’il saura un jour sur quel pied danser, ou s’ils arrêteront de se parler avant que n’arrive ce moment. Il a tenté l’humour sans trop y croire, a vu une opportunité et s’en est saisi, un pied sur la glace scintillante, à peut-être quelques secondes de se briser et lui de chuter. Mais Saeri semble plutôt bien le prendre, ne le renvoie pas bouler ; répond à sa remarque d’une autre, d’un “I can’t believe you ever questioned that.” toute en malice et fierté, alors qu’ils savent tous les deux que depuis le départ, elle ne lui a montré que le contraire.
C’est qu’elle est toute en ambivalence et en paradoxes, Saeri, à vouloir l’un pour ensuite quémander l’autre, à montrer une face pour ensuite la rejeter comme s’il ne s’était rien passé. Alors puisqu’il ne sait pas sur quel pied danser Kuro fait comme d’habitude, a l’air indifférent, observe de plus ou moins loin ce qu’elle veut bien montrer, au-delà du masque et de ses intentions cachées. Lui propose de les rejoindre à la fois par politesse et parce que ce serait l’occasion de lui montrer qu’il y a autre chose, que sa sœur n’a pas à les définir - elle comme lui. “You wouldn’t want me to ruin the mood. Thanks though, you are one of the nice guys actually.” Ce n’est pas surprenant, même s’il ne comprend pas totalement sa décision. Il n’insiste pas, néanmoins, ne voudrait pas forcer alors qu’ils semblent tous les deux avoir signé l’armistice. Il ne se voit pas lui courir après, aussi intéressante puisse-t-elle être. “You wouldn’t, but alright.” Kuro est en revanche surpris par son audace, par cette main posée sur son épaule et ces lèvres sur ses joues, pris au dépourvu, bien que pas déçu. “See you around, I guess.” Et elle disparaît comme elle est venue, sans doute, avant que Kuro n’ait le temps de lui souhaiter une bonne soirée, le sourire qui s’étire. Ne sait pas quoi en penser, mais d’intéressante, elle devient intrigante, comme l’un de ses mystères dont on sait qu’il nous plaît, sans avoir la certitude qu'il est prêt à se dévoiler. Et comme si de rien n’était, il finit par retourner à ses amis, non sans un geste rapide de la main pour effacer toute trace de rouge à lèvres - il aurait tout sauf envie de répondre à leurs questions.