trust me, or don't (saeri)

Ils étaient plusieurs à avoir rendu le retour plus naturel, moins violent, douloureux ; parce qu’elle aussi n’avait pas changé, pourtant vieille de neuf ans de plus. Mais c’était comme s’ils ne s’étaient jamais quittés, malgré l’absence, malgré le silence. Elle lui avait permis de retrouver ses marques, d’être entouré lorsqu’il avait été intégré aux brigades spéciales, bien plus à l’aise à ses côtés, tout de suite en confiance, malgré les années passées. Alors il n’avait bien sûr pas pu lui refuser, quand Nari avait parlé de sa petite sœur et du don de sōgaka de Kuro. Il n’avait surtout pas pu se résoudre à lui dire la vérité, que son don ne fonctionnait plus, que l’œil s’était fermé ; qu’il voyait seulement les morts, mais pas le seul fantôme qui l’intéressait. Par amitié et par loyauté, il s’était tu et avait accepté d’aider sa sœur avec son don, comme si le sien avait toujours fonctionné à merveille. Après tout la théorie subsistait encore, seule la pratique avait disparu ; les années d’expérience suffiraient pour aider Saeri, même d’une manière abstraite.
“Hi, I’m looking for Lim Saeri?” Il ne l’avait jamais rencontrée, Saeri seulement un prénom lancé parfois dans l’air par une Nari aux relations fraternelles compliquées ; il n’avait jamais cherché à comprendre parce qu’elle ne s’était jamais étalée en longueur. Le brigadier qui lui fait face lui indique une salle d’entraînement - peu étonnant, Saeri doit être sportive, comme la majorité des aspirants brigadiers. Il le remercie et s’y dirige, incapable encore de savoir ce qu’il compte lui dire, comment lui présenter les choses ; comment lui proposer son aide sans sembler s’imposer, ne pas passer pour présomptueux. Ça ne l’inquiète pas pourtant, toujours calme et pragmatique, suffisamment détaché pour ne pas être stressé ; il n’a rien à perdre, rien à gagner, rend simplement un service à l’une de ses amies.
Première pensée, Saeri ressemble à sa sœur, semble avoir héritée d’elle tant son physique que sa hargne, sa détermination ; il lui suffit de l’observer quelques instants à travers la porte un peu vitrée pour le voir. Seconde pensée, si elle a besoin d’aide avec son don, c’est qu’il y a plus, un mystère ou une complication, en tous cas quelque chose qui l’empêche peut-être de le maîtriser correctement. Mais Nari n’a pas dit grand-chose, est restée muette sur les raisons d’un tel besoin ; il n’en saura plus qu’avec le temps. Il finit par ouvrir la porte, jette un coup d’œil à la salle pour vérifier qu’ils sont bien seuls. Se présente calmement, mais reste aimable et accueillant. “Hey, are you Saeri? I’m Kuro. Has your sister told you I’d come?” Et il ne sait pas, qu’en quelques mots, il vient de peut-être causer une véritable éruption.

L'amertume encore bien ancrée sur le palais, comme une mauvaise blague qui refuse de s'avaler. L'annonce de Sia lui avait éclaté au visage comme un abandon de plus qu'elle refusait d'accepter ; perdre ce repère était le genre d'échec qu'elle détestait essuyer. À s'être reposée sur elle comme un pilier de plus qui menaçait de s'effondrer – comme tout le reste. Et elle sait pas si c'est sa propre bêtise qui pèse si lourd, ou cet autre chose sur lequel elle n'arrive pas à mettre le doigt.
Elle aimerait dit que peu importe,
que rien de tout ça n'a d'importance.
– mais elle est quand même là, à pas savoir où se cacher ailleurs qu'ici. Une fois que tout le monde est parti. Que les phalanges sont rougies par les coups répétitifs dans un sac de sable qui continue inlassablement de se suspendre – stoïque. À pas voir les heures passés, les écouteurs enfoncés dans les oreilles pour être certaine de perdre toute notion du temps (du monde). À se dire que quelques kilomètres de courses supplémentaires ne feront pas de mal, que ça fait partie du jeu alors qu'elle s'enfonce un peu plus dans un océan de déni.
Parce que c'est pas la faute de Sia – ça le sera jamais. Mais il lui faut un responsable pour ce sentiment désagréable au fond de la poitrine qui refuse de s'en aller, ou même de prendre le dessus.
Il lui faut quelqu'un à blâmer. Et si elle ne voit pas tout de suite sa nouvelle victime rentrer dans la salle d'entraînement (ne l'aurait sûrement pas entendu si ce n'était pour ce silence entre deux chansons dans ses oreilles), loupe son nom au passage le temps de libérer son attention pour cet inconnu qui s'immisce dans son espace.
i'm afraid not, … sir.
Les traits se durcissent contre son gré, et c'est toute sa personne qui se referme à la simple entente de ce terme mensonger. Sister. Elle en sourirait presque, si l'approche n'était pas si inhabituelle (intrusive). Mais l'incompréhension prend le dessus, jusqu'à faire froncer ses sourcils alors qu'elle descend de son tapis de course pour se rapprocher de cet homme qui ne lui dit rien.
i'm sorry but – do i know you ? Cause i'm not quite sure why my lovely sister would send someone on her behalf ?
et les mots sont presque trop durs sur le bout de sa langue pour que ses talents d'actrice brillent comme ils le devraient. Même si elle s'est retenue, Saeri, de cracher les synonymes qui lui passent par la tête quand elle se retrouve face à la lâcheté de son propre sang. Pas foutue de venir elle-même, préfère passer par l'intermédiaire d'un bon gars malléable qui a pas su lui dire non.
with all due respect, i'm a bit busy so – if you could get straight to the point so we can both get going with our lives. lâché sèchement derrière un semblant de sourire, pour sauver les apparences, alors que les bras se sont croisés sur sa poitrine encore agitée de sa course interrompue.

Il la dérange ; il le sent, il le voit, mais il choisit d’ignorer l’information et de rester dans son champ de vision jusqu’à ce qu’elle finisse par le remarquer, malgré le brouhaha de ses écouteurs qui la coupent du monde. Il prend ce temps pour l’observer, scruter le moindre détail qui pourrait l’intéresser, habitué à observer en n’ayant même plus conscience de le faire - le métier ne le quitte jamais. Elle le regarde avec incompréhension, jusqu’à ce qu’il prononce le mot de trop, celui qui ferme ses traits d’un coup sec. Il ne sait pas exactement quel mot l’a amenée à se cadenasser, mais il imagine sans mal que ce ne peut être que la mention de sa sœur. “I'm afraid not, … sir. Kuro”, corrige-t-il aussitôt d’un ton bienveillant, tentant de ne pas agrandir la distance qui les sépare, déjà suffisamment conséquente, créée par l’inconnu qu’il représente et la mention frabieuse, et ne pas accroître sa méfiance à son égard, d’autant qu’il comprend marcher sur des charbons ardents. Ça ne le dérange pas, Kuro pas vraiment embarrassé (ni même intéressé) par leurs histoires familiales - ce sont les leurs, et les siennes sont déjà bien assez prenantes.
“I'm sorry but – do I know you? Cause I'm not quite sure why my lovely sister would send someone on her behalf?” L’adjectif lui donne la confirmation qu’il n’attendait pas, celle que Saeri et sa sœur ont beau se ressembler, elles ne s’entendent pas, ou mal. Il lâche un soupir en comprenant que Nari l’a envoyé en première ligne, à lui demander un service empoisonné, sans le prévenir qu’il rencontrerait de la résistance. Tant pis, pense-t-il. Pas mon problème. “No, we obviously don’t know each other, I’m-” Mais avant qu’il ne puisse terminer et expliquer pourquoi elle l’a envoyé, ce qu’il vient faire là - et tenter, peut-être, d’apaiser une Saeri qu'il sent un peu nerveuse, elle le coupe, bien décidée à mettre fin à l’interaction le plus rapidement possible. “With all due respect, I’m a bit busy so – if you could get straight to the point so we can both get going with our lives.” Il lâche un rire, à la fois de sa politesse exagérée et de son attitude générale, et se dit qu’il l’aime bien, cette version de Nari un peu rajeunie qui semble avoir tout autant de mordant. “I’m just doing her a favour. She said her little sister needed help to master her sōgaka gift, so she asked me because she knows I’m sōgaka, and I said yes. That’s all.” Pas forcément plus d’explications ni de détails, notamment sur sa relation à Nari ; elle n’a pas besoin de le savoir, parce que le simple fait qu’ils se connaissent semble être rédhibitoire à ses yeux, même sans savoir ce qu’il lui veut. “She didn’t say you had bad blood, though.” Il résume leur histoire comme ça, parce qu’il n’a pas envie d’avoir plus de détails, qu’il s’en fiche, mais lui fait comprendre qu’elle devrait repenser sa carrière d’actrice à deux fois avant de penser à se lancer, parce qu’il a vu clair dans son jeu.

Kuro
Ça se perd entre deux phrases, au milieu d’une indifférence générale qui dissimule surtout de l’incompréhension. Une pointe de contrariété – celle de ne pas avoir le dessus. De devoir se laisser guider par des explications qu’elle déteste devoir avouer attendre avec curiosité. Parce que son visage n’a rien de familier, malgré la bienveillance qu’il cherche à inspirer – Kuro.
Kuro – qui se permet de soupirer.
Kuro – qui s’immisce dans une relation qu’il aurait probablement dû éviter.
Mais elle n’a pas (plus) envie de prendre le temps de comprendre ce qui se cache réellement derrière ces présentations chaotiques, sans se douter que la carapace ne fera que se renforcer au fil de l’échange. Parce que sa sœur n’a pas changé, à la toiser de haut – et rester le plus loin possible. Tout pour ne pas se mélanger, et risquer d’être associée à la mauvaise Lim de la famille.
Et le rire qui aurait dû être arrogant, annonciateur d’une remarque déplacée aux allusions intimes, se transforme en outrage – what gives you the right. Les yeux déjà noirs se teintent aux couleurs des abymes alors que l’ego est heurté de plein fouet. Elle retourne des années en arrière, redécouvre le regard de sa famille toute entière à l’annonce de son refus de pratiquer ce don. Revit la déception (écrasante).
That’s funny – not you, i mean. Même si quelque part, elle le trouve un peu ridicule ; Kuro et sa main sur le cœur. A accepter de rendre des faveurs sans en comprendre les tenants et aboutissants. De se rendre disponible au milieu de conflits qu’il n’avait pas même imaginé. Syndrome du sauveteur à en gerber. But I don’t need your help, Kuro. Thanks though. Appuyé avec cette hypocrisie imprégnée au coin de son sourire. Cause i don’t need anyone – surtout pas elle.
Et si les détails de leur relation ne le regardent pas, une pointe de curiosité reste subtilement accrochée au fond des abysses de ses yeux – pourquoi. Des questions qui s’étirent dans l’écho de son rire qui s’est finalement dissipé. There’s a lot of things she likes to keep for herself, apparently. Maybe you shoud’ve asked why she couldn’t come for me, instead of asking you this ‘favor’. Les doigts déjà enroulés autour de sa bouteille d’eau, elle n’aura pas eu le luxe de mimer ces sous-entendus qui menaçaient de se glisser entre chaque phrase depuis le début de l’explication du plus vieux. How come you didn’t even ask about the slightest detail of this whole thing – unless you weren’t willing to help from the first place.
Jusqu’à ce que le culot prenne trop de place, et que la méchanceté que lui inspire cette sœur dévale les pentes de sa langue pour s’étaler devant ce Kuro qui n’avait a priori rien demandé à personne. Se contentait simplement de rendre service à une vieille amie visiblement inquiète. Listen, her sex life has nothing to do with me, so keep me out of it. Tell her I said yes, and save you the trouble.

Peu à peu, il comprend que Nari ne l’a pas envoyé près de n’importe quel volcan ; s’est bien gardée de dire qu’elle lui avait offert un billet aller simple pour la ville de Pompéi sur le point d’être engloutie. Faveur ou service, tu parles, plutôt un cadeau empoisonné bien emballé, qui le force à se retrouver au milieu des tranchées, d’une histoire familiale qui n’a pas grand chose à voir avec la sienne. Tout ce qu’il déteste. “That’s funny – not you, i mean.” Il avait voulu lui faire comprendre qu'il s’en fichait, que ça ne le concernait pas ; qu’on ne tuait pas le messager, normalement. Avait résumé simplement les raisons de sa venue et s’était dit que ça suffirait. Mais le ton de Saeri s’est peu à peu aiguisé et il a fallu une seule phrase pour que Kuro comprenne qu’elle ne savait pas faire la différence et qu’à ses yeux, puisqu'il venait de la part de sa sœur, c’était comme si c’était elle qui se tenait devant elle, pas lui. “But I don’t need your help, Kuro. Thanks though.” Elle lui donne l’occasion parfaite, celle qui pourrait lui permettre de s’éclipser de ce bourbier. Mais alors qu'il est sur le point de répondre très bien, pas de souci, avant de dire au revoir et de tourner les talons pour sans doute ne plus jamais la croiser, Saeri persiste et signe — ce soir, il y aura du messager pour le dîner. “There’s a lot of things she likes to keep for herself, apparently. Maybe you shoud’ve asked why she couldn’t come for me, instead of asking you this ‘favor’.” Et il sent qu'il est pris au piège, qu’elle va continuer encore un moment à faire des monologues qui ne lui sont pas vraiment destinés. Il l’aimait bien, jusque-là, mais là, ça le gonfle, alors Kuro décide d’opter pour la stratégie du silence, attend qu’elle ait déversé tout ce qu’elle avait à dire, même si la destinataire de la rancœur est aux abonnés absents et qu’il n’y a qu’eux dans la salle de sport. “How come you didn’t even ask about the slightest detail of this whole thing – unless you weren’t willing to help from the first place. Listen, her sex life has nothing to do with me, so keep me out of it. Tell her I said yes, and save you the trouble.” Sa dernière phrase finit d’achever l’agacement ; le volcan a fait son éruption mais la ville n’est pas engloutie, juste soulée, et Kuro se dit qu’il aurait mieux fait de ne jamais le prendre, cet avion, parce qu’il s’est fourré dans un sacré merdier. Tout ça parce qu’il a bien voulu rendre un service, alors même qu’il n’a pas mentionné à Nari que son don ne fonctionnait plus. Quel bordel. Finalement, peut-être que sa sœur avait raison, qu’il n’aurait pas dû accepter sans réfléchir, sans poser quelques questions ; qu’est-ce que ça fait faire comme conneries, la loyauté. Les mains dans les poches, il garde le silence un instant de plus, vérifie qu’elle n’a plus rien à dire, que son monologue est terminé, que d’autres balles ne lui pleuvront pas dessus, juste le temps qu’il s’en sorte — évite les balles et trouve un moyen de déguerpir. “I didn’t ask because I couldn’t care less about your family drama. I accepted because I’ve known her for a long time, but the favour stops at offering you my help. You don’t want it, suit yourself, it doesn’t matter to me.” Il garde un ton calme, loin de l’hypocrisie que Saeri lui a servie sur un plateau, agacé mais déjà dans l’optique de s’en aller, puisque sa mission est remplie ; il a proposé, elle a dit non, fin de l’histoire. “I’ll leave you then, have a nice workout.” Et la laisse retourner à sa séance, prêt à aller râler auprès de Nari pour l'avoir envoyé dans ce bourbier. Mais, au moins, le service aura été rendu.

L'ironie dégueule à ne plus savoir qu'en faire, et même elle ne sait plus où s'arrêter – ni comment. Et si elle doit brûler le pigeon voyageur pour faire passer son message, elle le fera. Les dommages collatéraux n'ont jamais été un souci, d'autres en ont payé le prix avant lui. D'autres le paieront encore après. Les excuses bien rangées au fond d'une gorge qu'elles ne traverseront jamais – du moins pas pour si peu. Ils ne se doivent rien, pas même connaissances de connaissances pour ce qu'il reste de sa relation avec sa sœur. Des inconnus qui passent leur chemin – ils se mettent d'accord au moins sur ce point.
Elle continue de le toiser pourtant, de tout son dédain. Le regarde (le méprise) ; lui et ses mains dans les poches. Lui et ses mots sans profondeurs. Lui et ses promesses vaseuses qu'il considère comme tenues. a man of his words. à peine articulé entre ses dents alors qu'elle le regarde partir sans demander son reste.
Elle ne retournera pas la politesse avant qu'il ne s'éclipse totalement, les écouteurs déjà replacés contre ses tympans pour reprendre sa journée où il l'avait arrêté – comme si de rien n'était. Elle aimerait le croire, alors que l'idée qu'ils viennent de planter dans son esprit commence à prendre racine. A se demander ce qu'il aurait pu faire pour elle si elle avait accepté son offre ridicule – si elle aurait gagné en valeur.
Et ça la pourrit à l'intérieur, ça nourrir les nécroses, les vieilles plaies recouvertes de faux semblants pour lui faire croire qu'elle peut-être la meilleure. Elle le peut sûrement – mais pas seule.