have we met before ☼ saeuha 01

Contrairement aux apparences, Kazuha n'était pas un grand lecteur de romans et autres littératures historiques s'il ne s'agissait pas d'un peu d'action. A dire vrai, il était plutôt du genre à râler lorsqu'il devait lire un énorme bouquin qui n'avait que peu d'images ou de rebondissements. Son livre même était rempli de schémas et autres photographies illustrant des lieux, des idées. Tout était pris de sa main, dessiné de ses doigts malhabiles. Alors il était bien plus attiré par les mangas, comics et autres bandes dessinées (peut-être qu'il s'imaginait apprendre à dessiner par leur biais, sans succès). C'est ainsi que, plusieurs livres illustrés sous le bras, il arrive au comptoir et sourit gentiment au gars qui lui fait face. Qui lui rappelle un truc (qui l'attire, quelque part, comme si la poitrine se faisait aimant, à l'ignorer, pourtant). Et il le regarde peut-être un peu trop intensément, comme bien décidé à recoller les morceaux du puzzle qui semblait lui échapper pendant que Saebyeog était occupé aux livres déposés sous son nez. Ce n'est qu'après que l'homme ait fini par lui adresser la parole sans qu'il n'y fasse trop attention que le doigt se lèvre, un éclair de génie se glissant dans son regard, son visage s'illuminant brusquement et la voix s'élevant un peu trop tout à coup. « Oh, I recognize you! You're the guy who's been slapped by his boyfriend in the middle of the street the other day! » Avant de se prendre quelques regards courroucés. Parce qu'il parlait trop fort. Parce que ça titillait la curiosité des lecteurs. Parce qu'il bloquait la file à une Karen mécontente. « Sorry. Didn't mean to scream like that. » Petite grimace, il a pourtant le rire dans le fond de la gorge en croisant le regard du bibliothécaire. Oh, il avait tant de vie dans les yeux, Kazuha. Chafouin et moqueur. « Are things better between the both of you? » Comme si l'affaire le concernait. Techniquement, un peu. Parce qu'il s'était cogné contre le gars énervé qui l'avait insulté en passant (et c'est là, qu'il avait croisé ce regard si sombre, si familier, en relevant la tête avec un air désolé pour Saebyeog). Son sourire en coin n'avait-il pas la saveur de leurs vies passées ensemble, lui aussi?

On ne sait jamais, quand les dés seront lancés ni comment ils le seront. Peut-être que le plateau n’en aura pas l’air, que ça n’aura même l’air de rien, d’une simple rencontre fortuite et d’une pile de livres posée nonchalamment sur le comptoir. Personne ne saura, à ce moment-là, que les planètes auront enfin décidé de s’aligner pour que les amants puissent se retrouver ; eux encore moins, insouciants et ignorants, seulement peut-être attirés par un aimant inconnu. Mais pour l’instant, ça n’a en effet l’air de rien, parce que Saebyeog sourit sincèrement à ce nouveau client, le salue poliment et se saisit des livres posés près de la caisse. Il n’y a rien de plus qu’une rencontre fortuite, ça n’a rien d’un moment important, encore moins de retrouvailles. Mais le client continue à le regarder, il sent les prunelles ne pas se détacher. Poursuit son travail comme d’habitude, en se disant que c’est normal, qu’il attend une réaction. “Do you have a loyalty card? Would you like a bag?” Les yeux se relèvent pour s’adresser à lui et ce n’est pas grand-chose, ce n’est même rien ; seulement des regards qui se croisent. Tout se fait en coulisses, mais Saebyeog et Kazuha ne sont pas sur la scène, ne savent même pas qu’ils ont décroché le premier rôle. Il ne répond pas, continue à le fixer, et Saebyeog est sur le point de répéter pour le sortir gentiment de sa léthargie, quand le doigt de l’inconnu se soulève et qu’il s’exclame, suffisamment fort pour que les regards alentours se tournent vers eux. “Oh, I recognize you! You're the guy who's been slapped by his boyfriend in the middle of the street the other day!” Un peu choqué, un peu gêné, Saebyeog sent ses joues s’empourprer et la météo paniquer, le soleil de printemps apaisé se muant en pluie fine chaotique et imprévue. Est trop surpris pour tourner la tête et voir les têtes les dévisager, seulement capable de baragouiner, “I, hum, I’m sorry? — Sorry. Didn't mean to scream like that.” Encore interdit, dans l’incompréhension la plus totale, Saebyeog le regarde comme s’il venait d’une autre planète, sur le point de lui dire qu’il a dû faire erreur, le confondre avec quelqu’un d’autre (et ce serait le comble, quand on sait qu’ils se sont cherchés dans d’autres regards toute leur vie). “Are things better between the both of you?” Il a l’air persuadé de ce qu'il sait, et au creux du cœur la pluie fine devient un peu plus torrentielle, mélange de sa surprise, de son incompréhension, de sa gêne. Il ne lui faut qu’un instant de plus pour comprendre, néanmoins, revoir la gifle de Havan à la sortie de la boîte de nuit, lorsqu’il l’avait appelé en pleine nuit, bourré, pour lui demander de venir le chercher. Se rappelle aussi avoir vaguement croisé le regard de cet inconnu, de l’autre côté du trottoir, spectateur silencieux d’une dispute qui avait en effet des airs de querelle d’amoureux. “Oh, I’m sorry, there is a misunderstanding, he is not my boyfriend,” avoue-t-il gêné, la main qui glisse vers la nuque, avant d’ajouter, “he’s a friend and he was just feeling unwell, but he’s feeling better now, thank you.” Voudrait tout de même s’enfoncer six pieds sous terre, au moins se frotter les joues et reprendre son travail comme s’il ne s’était rien passé, d’autant qu’une file se presse derrière l’inconnu. “I’m sorry, did, hum, did you have a loyalty card?”

Bizarrement, voir Saebyeog rougir le fait sourire un peu plus largement. Plus par amusement que par moquerie. Il ne se doute pas de la tempête qu'il orchestre dans le corps de l'autre, chef de pluies torrentielles et de foudre renversante. Il ne se doute pas des avalanches qu'il a déjà créé par le passé, il y a trop longtemps, sur le corps et l'esprit d'un être si différent mais si semblable à Saebyeog. L'air perdu du jeune homme et ses questions presque maladroites lui donneraient envie de se pencher sur le comptoir pour lui chuchoter quelques explications, mais il se doute que ce serait déplacé. Et que Karen serait à deux doigts de le frapper pour lui dire d'au moins la laisser passer avant lui. Petit haussement de sourcils à la clarification qu'on lui donne, il fait une moue (l'air de dire hmhm pas sûr), avant de hausser les épaules. « I'm not the one you should tell this, then. » Peut-être qu'il ferait bien d'en discuter directement avec Havan. Parce que le discours qu'il lui avait sorti ressemblait presque à un chagrin d'amoureux désespéré de ne plus voir son aimé. D'un point de vue tout à fait objectif. « I'm glad to hear that you always take care of your friends. » Sourire frais, il a cette fois tout de la bienveillance. C'est qu'il s'en voulait presque d'avoir ainsi questionné ce pauvre vendeur qui ne faisait rien que son job. Et qui, en plus de ne pas l'envoyer chier, était on ne peut plus poli et serviable pour quelqu'un qui venait de se faire rentrer dedans en raison de sa vie personnelle. Et il l'observe, Sae. Il laisse le regard glisser sur la courbe de son visage, de son nez, de ses cils, de ses lèvres, les dunes de ses pommettes, de ses sourcils. Et quand il plonge dans le regard sombre qui lui fait face, il entend finalement la question qui lui avait été posée précédemment et semble sortir d'une transe en lançant un regard derrière lui, s'excusant faiblement à la femme qui s'impatientait. « Hm. I'm sorry. No, I don't. I'd like to have one, if possible. Name's Shinohara Kazuha. »

“I'm not the one you should tell this, then.” Il n’a pas l’air convaincu et Saebyeog se retrouve toujours plus embarrassé, ne sait plus où se mettre, la main qui n’ose plus quitter la nuque, voudrait se justifier plus encore. En réalité il n’y a qu’une chose à dire et peut-être qu’il aurait même dû le lui dire avant - en en prenant conscience, il s’en veut presque de ne pas y avoir pensé. Les joues encore pourpres et le creux du cœur trempé par la pluie, il penche un peu la tête avec politesse, accompagnant ses excuses d’un “I’m sorry you had to witness that.” Il n’oserait le contredire et ne voit pas l’intérêt de se lancer dans une grande explication sur sa relation avec Havan. Après tout, ça ne le concerne pas ; il n’a été que leur spectateur d’un moment de particulière vulnérabilité, rien de plus. “I'm glad to hear that you always take care of your friends.” La pluie s’est arrêtée, d’un coup, sans crier gare ; et s’il avait de l’herbe dans les entrailles, derrière la peau de calque, il y aurait une fine rosée, sans doute réchauffée par un soleil sur le point d’arriver - il le cherche derrière les nuages encore présents, c’est que Kazuha et Saebyeog ne se sont pas encore tout à fait trouvés. Il fait en tous cas plus chaud dans sa serre personnelle et ses joues s’empourprent à nouveau, sans qu’il ne sache vraiment pourquoi.
Reste un peu interdit une seconde, incapable de savoir quoi répondre ni même si l’inconnu attend une réponse, avant de se forcer à revenir à la réalité, en lui demandant s’il a une carte de fidélité. Sent les prunelles l’observer, le fixer, alors qu’il s’occupe de trier les livres et de les ranger dans un sac. Il y a peut-être une vingtaine de secondes où les siennes les rejoignent, Saebyeog souriant à cet inconnu, un peu moins embarrassé, comme si reprendre son travail l’avait sorti de sa gêne. Et peut-être que la femme derrière lui voit ce qui leur est encore caché, parce qu’elle interrompt le moment pour exhiber son impatience, forçant le client à s’excuser, détourner le regard. “Hm. I'm sorry. No, I don't. I'd like to have one, if possible. Name's Shinohara Kazuha. — Oh,” pense-t-il aussitôt, le mot s’échappant de ses lèvres. Il le connaît, ce nom, lecteur assidu de toutes les nouveautés. Et parmi tous les autres, parmi tous les livres, ce nom et ces mots avaient retenu son attention. “I really liked your book.” Il n’ose pas vraiment en dire plus, ne voudrait pas le déranger ou passer pour une groupie - ou exténuer la cliente de derrière plus encore, même si elle n’attend pas non plus depuis des heures. “May I ask for your birthdate? For the card, I mean.” Sitôt dit, il se trouve idiot d’avoir précisé. Pourquoi voudrait-il sa date de naissance, sinon ?

C'est que les excuses du jeune ont une saveur étrange. Quelque chose de trop doux qui lui déplaît peut-être un peu. Parce qu'au final, il n'y pouvait rien. Alors de quoi s'excusait-il? Des imprévus de la vie? D'une situation qui lui avait échappé? Oh, Kazuha s'était même plutôt amusé de la situation, à dire vrai, son propre cerveau pas tout à fait assez sobre et plein d'amusement face à des querelles amoureuses en pleine rue. Alors il hausse les épaules comme toute réponse. L'air de dire qu'il s'en fiche. Parce que c'était le cas. Devait-il s'excuser, lui, de fourrer son nez là où ça ne le regardait pas? Certainement que oui. Mais il ne le faisait pas.

L'instant de transe dans lequel Saebyeog l'avait plongé est bien vite interrompu et c'est avec surprise qu'il découvre l'un de ses lecteurs derrière le comptoir. Mais n'est-ce pas habituel, pour un libraire, de se tenir au courant de chaque ouvrage qu'il vendait (ou presque)? Il avait vu quelques copies du bouquin sur les étagères. Il a un petit sourire content face au compliment, heureux d'apprendre que ses mots avaient été à son goût. « Really? I'm glad to hear that. The next one will be even better. » Il ricane parce qu'il n'est pas sûr de lui-même, parce que l'ouvrage qu'il avait déjà commencé à rédiger était bien plus... Personnel. Proche de ses ressentis, de ses expériences. De ce que sa maladie lui faisait découvrir sur la poussière. Il s'agissait presque plus d'un journal que d'une observation scientifique et il hésitait déjà à tirer un trait à l'idée de le vendre. Lorsque le fugi-ka s'embarrasse un peu plus, encore, il a un léger rire et acquiesce. « 4th of August, 1998. I sure hope you're not just stalking me. Even if a lot of my readers already have this information. You should try and seek something else, Saebyeog. » Il était peut-être un brin taquin mais il était surtout doux, prouvant par son air bien-heureux qu'il n'avait pas un seul moment jugé le jeune homme de trop. Et s'il avait mis l'emphase sur le prénom de son vis-à-vis, il espérait simplement que celui-ci ait oublié porter un badge à son propre nom.

Déjà un moment que Kazuha semble s’amuser de la situation et que Saebyeog ne sait plus où se mettre, tente d’arrêter et de continuer son travail mais se retrouve à s’enfoncer plus encore. “Really? I'm glad to hear that. The next one will be even better.” Il hoche la tête en réponse silencieuse, lui fait signe qu’il a vraiment apprécié son livre et le sourire qui s’élargit qu’il aimera sans doute beaucoup aussi lire le second, quel que soit son sujet. Pourrait ajouter que la librairie fait souvent des recommandations et que son livre en fait partie, mais il n’insiste pas et retourne à son travail, ou plutôt s’enfonce, embarrassé de passer pour un stalker. Et évidemment que Kazuha en profite pour le taquiner, “4th of August, 1998. I sure hope you're not just stalking me. Even if a lot of my readers already have this information.” Il ne s’était pas vraiment intéressé à sa date de naissance, ne poussait pas son estime et son appréciation des auteurs jusqu’à connaître des informations qu’il considérait comme un peu trop personnelles. Se contentait de leurs mots et de leur poésie, ce qui parfois permettait de les connaître mieux encore. Mais alors qu’il voudrait lui répondre, Kazuha ajoute, “You should try and seek something else, Saebyeog.” Et Saebyeog reste interdit un instant, parce que son prénom dans sa bouche a des saveurs d’éternité. Il sait, qu’il porte son badge, que Kazuha n’a pas pu deviner son nom ; mais il en oublie le reste de la phrase, semble l’ignorer sans méchanceté aucune, simplement perturbé. Termine de préparer sa carte de fidélité et range ses livres dans un sac qu’il lui tend, une fois que Kazuha a payé, honnêtement soulagé que le moment de gêne se termine. “And here are your books, thank you and I hope you will like them. Have a really nice day.” Et en même temps, Saebyeog se sent déjà nostalgique et mélancolique, à peut-être se demander quand leurs routes allaient à nouveau se croiser.