voices across the ocean. (nyl)

Les pierres silencieuses oscillent dans leur veille sentinelle, bercées par les brises et les embruns, marquées par les passages et le temps. Toutes ne demeurent pas sur ces hauteurs mais il est toujours des places pour les souffles rattrapés par divers malheurs – dans le respect de certaines croyances de la communauté, que les prématurés disparus se reposent au plus près des cieux. À en croire les aïeuls, c’est pour mieux accompagner leurs pas au-delà de leurs cruelles dédalles. Ces éternelles gardiennes des âmes encore éveillées surplombent le village et même par-delà, se reposent à jamais entre les vagues et les étoiles. Elles sont peu nombreuses au milieu des herbacées, pour peu qu’on les confonde dans leur environnement – indissociables des falaises de Tenchijima, ces tombes ont toujours apporté leur paix au milieu de tes tourments.

Il n’y a pas si longtemps encore, on aurait pensé que tu les rejoindrais. Pierre de moindre envergure aux côtés des autres fauchés par les astres moqueurs – mais ainsi vivante au milieu tu n’en demeures pas moins l’imposture. Le souffle perclus entre les ions et les décombres ; diverses pressions s’exercent auprès de ta silhouette. On voudrait que tu restes, on souhaiterait que tu partes. Tu es l’enfant des pleurs et des miséricordieux – celle qui n’en reste pas moins sur ses pas. Des paumes invisibles pressées entre tes omoplates – et une autre près du cœur, se fait baume des malheurs. Présence chaleureuse qui s’invite, s’invente, se fait néanmoins rassurante – seulement quelques instants suspendus avant que le monde ne te reprenne à ses bras fantômes.

Tu te rapproches doucement de la pierre calcaire, auréolée d’un bécasseau qui s’envole malgré ta discrétion – probablement en quête de nouveaux ressacs. Une plume s’abandonne au sommet de la tombe, que tu effleures seulement du regard sans prendre quelconque intention de l’enlever de là. Tes genoux fléchissent sans un bruit alors que tu t’accroupis tout près, une paume près du cœur, une autre contre la fraîcheur de la sépulture. Hūi Anmaa. Des bras alizéens viennent s’essouffler dans cette étreinte, se dérouler dans les brins serrés de ta tresse, et se disperser dans les silences du cimetière. Quelques secondes ou quelques minutes, même après toutes ces années, les plaies d’un chagrin ensommeillé se dévoilent encore dans tes prunelles mauves.

Tes doigts abandonnent la masse minérale, presque à regret – mais déjà s’affairent, s’empressent dans ces mêmes gestes, maintes fois répétés. Tu bascules ton sac en bandoulière par-dessus ton épaule, et tu le disposes entre tes pieds. Tu replaces une mèche égarée derrière une oreille en même temps que tu en ressors un thermos brûlant, ainsi que des plants flottants dans une sphère aqueuse une fois ta deuxième main libérée. Manœuvre ordinaire d’une bulle creusée dans les embruns et maintenue par les airs, qui se meurt d’un plop! sec quand tu la presses entre tes doigts. Des brins de jasmin se dévoilent au creux de ta paume, que tu poses délicatement près de la tombe. Des bourraques ont emporté les précédents depuis bien longtemps, dont les pétales séchés se sont certainement déposés sur les vagues en contre-bas. Des effluves d’un thé aux flocombes s’échappent du contenant isotherme dès l’instant où tu en soulèves la tasse-capuchon. Tu en verses dans le récipient avant de le déposer près des fleurs, et de t’asseoir en tailleur. Tes paupières s’affaissent un instant et ton minois se penche vers l’avant d’une gratitude temporaire, avant de porter le liquide chaud de la bouteille à tes lèvres.

Une main refermée au-dessus de la tasse offerte, tu déplies d’abord l’index et le majeur et d’un mouvement fluide, tu retournes ta main en l’ouvrant paume vers le ciel. Les émanations de flocombe s’épaississent et recouvrent la pierre tombale, comme un nuage d’apaisement – mais cette manipulation ne dure qu’un temps, rattrapée par d’autres courants chauds, soudains, issus des horizons lointains. De nouvelles pressions s’exercent, l’atmosphère se charge de particules électriques. Quelque chose, quelque part, ou surtout tout près de toi, te pousse au départ – mais t’as toujours les fesses à terre, quand une bourrasque encore plus grande se lève et disperse la fumée parfumée. Un brouillard apparait progressivement au milieu des pierres, élevé d’une terre soudainement bousculée par le changement de température. Plus loin, c’est une nuée d’oiseaux qui s’élève vers les cieux. Tu te relèves emportée de quelques pas par les courants d’air, thermos encore chaud au creux de ta paume, tandis qu’au sol, la tasse s’est renversée. Le thé se déverse parmi les herbacées, des sifflements stridents s’écorchent contre tes tympans. Une tempête s’amène, rapide – et l’île ne l’attendait pas.

Des vagues s’écrasent de plus en plus bruyamment au pied de la falaise et des nuages s’amassent de plus en plus noirs, plongeant progressivement la silhouette d’Uminomiya en contre-bas dans la pénombre. De mauvaises impressions se pressent près de tes pensées, apportées par les vents. Une urgence s’immisce dans tes veines, quémande – ou interpelle. Tu abandonnes les pierres tombales derrière toi pour descendre le sentier de quelques mètres, les godasses trébuchant sur la terre poussiéreuse à mesure que l’océan se soulève. Tu t’arrêtes à mi-parcours, soufflée par la beauté menaçante de ce spectacle – des vagues démesurées et des embruns saillants, dans les reflets mordorés d’un soleil qui tend à disparaître. Tes pieds se rapprochent dangereusement du bord, accaparé par tout ce que les mistrals te murmurent aux oreilles. Des éclats percent les rouleaux des vagues et tu pourrais jurer entendre les chants des ryūketsuki portés jusqu’à toi – tu te suspends quelques instants, le souffle retenu. Les éthers apportent tes lettres à tes oreilles, de ton prénom qui s’entend ou se devine – tu ne saurais vraiment dire d’entre les vents accentués. Mais n’en demeure pas moins qu’on te cherche et qu’une silhouette apparaît en bas du sentier, pressée. Les traits de Nyl se dessinent à quelques mètres et tu la dévisages sans trop comprendre ce qu’elle fait là, bousculée par ces brusques changements que tu ressens comme si tes pieds enracinés dans le derme de ton île ressentaient les mêmes lésions. I saw – mais les mots se perdent. Un dragon ? Le reflet des vagues ? Un bateau emporté par la tempête ? Tu ne sais même pas. La force du vent a dénoué ta natte et balaie tes cheveux sombres devant ton visage, alors que tu cueilles le regard préoccupé de ta sœur – un thermos encore dans la main mais le reste de tes affaires abandonné plus haut contre la tombe de ta mère. L’immensité d’une chute au creux des entrailles.

Hūi Anmaa. Hi Mommy. (dialecte Ryū)