I. covered in dust
tw : mention de viol

Il ignore quelle a été la première manifestation de cette malchance qui lui colle à la peau et au cœur. S'il y réfléchit bien, le simple fait d'être un parasite orphelin est déjà une preuve que dès sa venue au monde, son destin poissard était scellé. Il ne le sait pas - personne ne le sait, car tout le monde s'en cogne, après tout - mais sa mère est morte en accouchant de lui. Une sans-abri. Seule et méprisée de tous. Ce sont les pleurs de son rejeton qui ont permis de retrouver son corps derrière sa cabane en tôle. Et quelle chance avait-il, lui, de ne pas y être passé avec elle ! Une chance, si cela en est. N'était-ce pas plutôt la poursuite de l'infortune que de lui octroyer de vivre ? Et pour quelle existence ? Avant même de naître était-il certainement un fardeau dans la vie de sa génitrice, habitante des bas-fonds qui s'était démenée pour survivre dans la poussière du bidonville. Elle l'aurait probablement étouffé dans ses vêtements, si elle n'y avait pas laissé sa vie dans l'effort de l'expulser, tel le maudit parasite qu'il représentait. Elle n'en avait jamais voulu, de ce gosse. Elle était trop vieille, et sa misère trop grande pour s'accabler d'un marmot. Mais la rue n'a ni loi ni regard sur les horreurs qu'elle abrite. Elle avait échoué à crever le salaud avant qu'il ne l'empoigne, et c'est finalement son rebut qui lui prend la vie, 9 mois plus tard – dans le froid d'un matin de Novembre. Alors c'est de l'enflure de géniteur qu'a commencé ce cercle des malheurs ; cette raclure avait au moins le mérite d'essayer de s'en sortir, lorsqu'il a répondu à l'appel du gouvernement pour venir réparer les dégâts à la suite du séisme de 1963. Tant qu'à être efficace, il a fallu brasser chez les petites gens, souvent bien plus motivés et disponibles pour le travail journalier dont ils sont en peine...

II. jigoku (orphan)
tw : violence, étouffement, maladie (épidémie), mort

C’est l’un des plus jeunes parmi la horde de gosses galopant dans les couloirs sales de l’orphelinat. Il marche à peine, essaie de suivre les plus grands qui prennent aussitôt la fuite. « 鬼 !! 鬼 !! (Oni (gokko)) » crient-ils à tue-tête. C’est toujours lui, l’Oni qu’on fuit. Le môme est trop petit pour comprendre, tout ce qu’il voit c’est que lorsqu’il s’approche, les autres s’enfuient loin de lui, moquant sa chute lorsqu’il perd l’équilibre.

Les cris et les pleurs font concert entre les murs noircis ; la seule justice offerte par les trois sorcières, gardiennes et mères de l’orphelinat, consiste à enfermer les emmerdeurs au placard. L’obscurité et les étranges bestioles qu’abrite le cagibi produisent un résultat radical ; après un court silence (pas plus de cinq minutes pour les plus courageux) le môme prisonnier du cachot se met à hurler et supplier qu’on l’en délivre, promettant de rester sage. Alors une des trois harpies l’en extirpe dans l’embrasure de la porte, et referme le placard à clé ; avant que le kaonashi retenu à l’intérieur ne s’en échappe…

D’où ils viennent, il n’y a pas de soleil. D’où ils sont, il fait si sombre. La cour intérieure ne laisse passer que les nuages. Assis par terre, trois enfants contemplent le cadavre d’un rat, dans lequel se blottissent quelques mouches avides de pondre dans la chaleur de ses boyaux. A l’aide d’un bâton, les enfants font rouler la charogne du rongeur, contemplent d’un intérêt morbide sa dépouille. L’odeur ne semble pas les gêner. Parmi eux, une fillette murmure quelques mots d’une langue qu’aucun des deux autres ne comprend. Le plus grand des deux garçons, d’un battement de cils, fait s’enflammer la dépouille du rat. Tous trois se reculent sous la surprise, tandis que la fillette donne un coup de pied dans le rongeur en direction du petit démon, troisième mouflet. En rigolant, il lui rend la passe, brûlant le bout de sa chaussure. Tous trois rient. Le plus jeune remarque sa peau devenir rouge. Tous trois ignorent ce détail. Ils continuent de rire, dans leur monde où le soleil ne brille jamais.

Les autres enfants ne se moquent plus du gamin. Il tient fermement sur ses deux jambes et il court droit, désormais. Quand ils jouent à Oni gokko, il les attrape sans peine et les mord, tout crocs dehors. Plus d’une fois, il finit dans le placard. Mais rien ne se passe. L'enfant pleure, c’est tout. Pas de cris, pas de peur. Juste des sanglots. Quand une des sorcières lui demande pourquoi il pleur, le gamin répond simplement qu’il n’aime pas être seul.

Une nuit, deux enfants plus grands se rendent dans le dortoir où dort le petit mutant. Il est blotti contre la fillette qui parle une langue inconnue, et le garçon qui fait cramer des trucs sans le vouloir. Les deux grands échangent un regard entendu, et enfouissent le visage d’e mouflet sous un épais oreiller de plumes. Ils appuient de toutes leurs forces sur son visage, insistent quand son corps s’agite sous la pression. Les autres enfants sont réveillés par les gémissements du plus petit et les souffles terrifiés des deux inconscients qui ne perdent pas leur effort. Les gosses commencent à crier, leur demandent d’arrêter, quand le mutant saisit le poignet d’un des garçons ; et y plantent profondément ses griffes. Terrorisés, les deux aînés lâchent prise et libèrent l’enragé. Qui ne ressemble en rien à l’enfant. Il fait la même taille, c’est vrai. Mais il est rouge. A de grandes griffes, des crocs, un visage démoniaque. Tous s’enfuient en criant « 鬼 !! », alors que le démon saccage le dortoir. Lorsque les trois vieilles arrivent, elles retrouvent le petit garçon, endormi paisiblement dans des draps et taies déchirées.

L’épidémie fait rage dans le dortoir N°4. Et bientôt, c’est toutes les chambres qui sentent les potions et l’onguent. Mais rien n’y fait, la maladie se propage de jour en jour et les enfants sont pétrifiés lorsque Gen ne respire plus. Les vomissements l’ont rendu maigre et plus livide qu’ils ne le sont tous. La cicatrice des griffes du gamin maudit laisse une pâle empreinte sur son bras inerte, qui pend mollement par-dessus sa couche. Les sorcières chassent les enfants de la chambre, mais il devient bien vite difficile de dissimuler l’hécatombe provoquée par le virus. Parmi les quelques épargnés, le petit monstre est en forme, continue de contempler les nuages, heureux et pas déçu d’hériter de l’oreiller de Gen. Le sien s’était trouvé éventré.

III. « welcome to Shizuku circus »
tw : maltraitance sur enfant

Une puissante vague de froid frappe son corps des pieds à la tête, et soudain le gosse ouvre les yeux pris de panique, prend une grande bouffée d’air et avale un peu d’eau au passage, déboussolé. Détrempé, il a à peine le temps de se protéger le visage que le seau vide lui est jeté à la figure. Il tressaute sous le coup, et garde ainsi ses petits bras amaigris croisés sur son visage, immobile. Soupir. Il est l’heure d’aller nettoyer la cage de l’hippogriffe et le bassin du kappa.

Son pouls s’emballe alors que Bunji, le chef de piste, le pousse dans un enclos étroit, la pointe de sa baguette pointée entre les omoplates de l’enfant. Pris d’angoisse, il a beau connaître la routine par cœur, c’est sans doute savoir ce qui l’attend qui le rend d’autant plus nerveux. Et l’énerver, c’est ce qu’ils cherchent. Les yeux bandés, désorienté, il entend qu’on s’approche. Le gamin retient sa respiration, attentif aux bruits qui l’entourent, mais il ne perçoit que les rugissements du numéro en train de se dérouler, les pas sur le sable de la piste, le public qui s’exclame. Sans prévenir, une douleur vive lui saisit le bras et il pousse un cri de surprise. Aussitôt une nouvelle série de piqûres lui brûle la chaire, il sent qu’on l’attaque de toute part et se met à hurler. Ça lui brûle dans le ventre – il repense au rat crevé que Tête-Brûlée a fait flambée, pourquoi maintenant ? – il se sent bouillir (une main saisit son poignet si fort qu’il craint qu’on ne lui brise), et sa tête surchauffe quand il sent les cornes s’extraire du sommet de son front – il se souvient comme La Vipère lui parlait dans cette langue étrange avant de dormir, en les caressant, ses cornes, et ce contact lui manque – bien différent de celui de Bunji, qui lui arrache son bandeau et le maintien par ses ramures. « Sorcières, sorciers, mesdames et messieurs… » Le spectacle va commencer. Une fois de plus. Un instant, Tête-Brûlée et Vipère lui manquent. La seconde d’après, plus rien d’autre ne compte que de tout ravager. Répandre le chaos. Tout détruire. Se déchaîner. Sous l’applaudissement de la foule qui l’encense, stimule sa rage. « 鬼子 ! 鬼子 ! (onigo) »

Il est épuisé et se laisse tomber au sol. Il partage la cage du kappa ; il fait froid et c’est particulièrement humide. Le démon des eaux l’éclabousse, rendant ses vêtements mouillés inconfortables et collants. L’enfant s’endort en grelottant, d’un sommeil entrecoupé par l’inconfort et la faim. C’est injuste. Au diable les trois harpies de Shochi, qui l’ont vendu au cirque. Au diable Bunji et sa troupe de tarés. Il les déteste. Il n’est plus triste. Il leur en veut, c’est tout. Ils voudraient les voir brûler comme le rat de Tête-Brûlée, tiens. Et tant pis pour eux. Et tant pis s’il y passe avec, même. De toute façon, il en a assez. Il est fatigué. Il veut qu’on le laisse tranquille. Il veut juste dormir un peu plus, et ne pas se faire réveiller à l’eau gelée, ou la pisse d’hippogriffe.

IV. the men in black
tw : maltraitance sur enfant, expérimentations, violence

Admission sujet N°127 Le sujet est approximativement âgé de 6 ans lorsque nous l'avons appréhendé le [ 18 Décembre 2001 ]. Recueilli suite à l'incendie d'origine accidentelle du cirque Shizuku ; [ une lanterne renfermant une flamme enchantée est tombée et a enflammé le chapiteau ]. La brigade magique locale a été dépêchée sur les lieux ; [ Nagano city ]. L'activité du cirque a été jugée illégale pour [ séquestration et possession de créature et animaux magiques dangereux, performances artistiques sous la contrainte magique, usage de magie interdite (noire). Le sujet N°127 a été placé sous tutelle gouvernementale. Le dompteur d'hippogriffe a précisé aux autorités que l'enfant est probablement sous l'influence d'une particularité magique, mais ils ignorent de quoi il s'agit ; [ crises de colère incontrôlables, épiderme devient rouge, des cornes poussent sur son front, tendance à mordre et parle peu. ] Son numéro était simplement appelée [ L'Enfant Démoniaque ]. Il était battu et piqué avant chaque représentation, provoquant un comportement rageur. La Thériomorphie est envisagée par les médicomages. Des tests doivent être effectués. Le sujet N°127 est renommé [ Sen ] afin de créer un lien de confiance ; [ initialement dépourvu de nom ]

Demande de particularité:

Décisions du Directeur de Département & du Conseil des Secrets Un catalyseur magique sera conçu pour entraver le flux de malchance émis par N°127 et le rendre inoffensif. Il sera fixé à sa cheville et verrouillé. Le potentiel magique qu'il représente est considérable, et nous devons tout mettre en œuvre pour l'habiliter à la vie en société et obtenir sa confiance. Scolarisation impossible compte tenu des risques, mais l'éducation nécessaire se fera par cours par correspondance. Dans 6 mois, N°127 sera placé en foyer sous la tutelle d'un agent du Département.

V. oyasumi OG JiJi
tw : manipulation, violence, maladie, mort

« Cinquante six ans, et me voilà foutu à la retraite. J’vais pas me plaindre ; mon dos me fait un mal de chien et j’ai les articulations qui grincent dès qu’le temps vire à l’orage. Mais tout de même… Quand on fait un métier pareil, on n’peut pas accepter de l’échanger pour des pousses de carottes et du bingo sorciers. Alors j’leur ai demandé de m’filer une tâche de fond. De quoi occuper mes journées, me distraire et me maintenir en forme, quoi. Eh bah les gars n’ont pas rigolé… Ils ont décidé de me coller un sujet de labo dans les pattes. Le sujet N°127, qu’il s’appelle. Moi mon job, c’était de traquer les bestioles dans le genre de c’gamin et de les envoyer aux fourneaux de l'armée qui fait mumuse avec… Pas de faire la nounou ! M’enfin, celui-là c’est un coriace, il paraît. La mission ne se présente pas simple ; il va falloir jouer le rôle du bon papounet pour gagner la confiance du môme et le rallier à l’Armée. ‘Pourrait être une bonne arme de guerre, d’après le Département des Mystères… Ces mecs font des trucs bien plus gerbant que ce que j’imaginais… Bref, j’ai jamais voulu de marmots, moi ; bien trop encombrant, puis j’avais mieux à foutre que d’m’assurer que le machin pousse droit. Puis ‘faut être deux, aussi. En tout cas, celui-là, il va pas me faire chier longtemps. Le Conseil a consenti à lui accorder 6 ans pour devenir un bon petit soldat – ou plutôt, ça me laisse 6 ans pour redresser le bordel. Ils lui ont collé un catalyseur à la patte ; le genre de truc qui va brider sa magie et me permettre de le manipuler sans risque de me faire bouffer – qu’il essaie pour voir. Le bracelet va le détraquer avec le temps et l’affaiblir ; c’est d’la triche, mais si on n’peut pas en tirer profit, le gosse part aux oubliettes. Couic. Quel gâchis ce s’rait, pas vrai ? Et c’est donc à tonton Yusuke que revient le plaisir d’adopter ce p’tit monstre. Je sens qu’on va s’éclater… » - Watanabe Yusuke , 2004.

* * *

L’enfant le dévisage tandis que Yusuke s’installe en face de lui. Pas de lumière dans le regard du gosse ; on dirait qu’il en a vu défiler mille, des mecs comme lui. Pas étonné, pas même curieux. Yusuke ne se démonte pas et offre son sourire le plus sympathique à N°127. « Je m’appelle Watanabe Yusuke. Je cherche un petit garçon qui voudrait bien être mon fils. » - Watanabe Yusuke, 2004.

* * *

« Sen n’est pas un monstre. C’est simplement un gosse. Ça fait 4 ans que je m’occupe de lui et j’ai perdu espoir d’en faire l’arme que l’Armée réclame. J’ai fait du mieux que j’ai pu, mais ‘faut arrêter d’se voiler la face. Il s’laissera jamais enrôler dans toutes ces conneries ; il est bien trop bousillé pour ça et ça finira par le buter complètement ; sa mutation le consume de l’intérieur. C’est pas quelque chose qu’il peut utiliser à sa guise. Le gosse est gangréné. Fin d’l’histoire. J’aimerais dire qu’il y a de la lumière en lui, qu’il pourrait s’en sortir autrement, qu’une vie meilleure l’attend. Mais non. J’y crois pas. Pas pour lui. Il est juste réglé sur la fonction détruire et même ça, ça va finir par le dézinguer … Il me fait de la peine, car il est dévoré par la créature qui l’habite et ne peut pas lutter contre sa nature. Ça ne marchera jamais. Il n’est utilisable que dans la mesure de sa propre volonté ; mais il est indomptable et garde les séquelles des tests. Impossible de le convaincre de changer d'avis …  Même moi, qui ai gagné sa confiance, il ne m’écoutera pas. Il ne va pas coopérer … Ça fait quatre ans qu’il porte le catalyseur, et les plus gros symptômes sont déjà là.  Je ne vois aucune issue à cette mission et son temps est compté. … Les types du DDS me mettent la pression pour accélérer le processus … Je leur dis que les 6 ans complets sont nécessaires au bon déroulement des opérations. En réalité, je sais bien que j’essaie juste de gagner du temps. » - Watanabe Yusuke, 2008

* * *

« C’est la troisième fois cette semaine que je prépare nos sacs et c’est la troisième fois que j’les défais en me disant que c’est d’la folie. Si j’me barre avec le gamin, les mecs du DDM mettront leurs chiens à nos trousses et, même si Sen leur collerait la misère, je serais foutu. J’ai plus trente ans. … J’peux pas priver le p’tit de liberté plus longtemps. J’ai déjà suffisamment fermé les yeux sur ces escapades nocturnes, mais les risques sont trop gros. Il est en train de péter un câble – et c’est définitivement pas c’que j’veux. Mais à c’rythme là, il va me claquer dans les pattes… Le bracelet l’a complètement détraqué ; il gerbe tout c’qu’il mange, perd ses forces, sa magie est éteinte, mais il trouve encore le moyen d’me dire qu’il se sent capable de m’sauver le cul en cas de pépin. Quel crétin, ce môme. … J’peux pas le laisser crever comme ça. Mais si j’lui enlève ce foutu bracelet, le Conseil va être alerté et les gars vont débarquer direct’. … Putain, mais à quoi tu joues, Yusuke… »  - Watanabe Yusuke, 2009

* * *

« J’ai essayé de l’emmener en forêt, pour évaluer ses capacités. C’est foutu. Il a pas tenu 1 heure avant de quasiment s’évanouir d’fatigue. Le bracelet lui a pompé toutes ses forces ; j’ai même l’impression qu’ça va plus vite que prévu. J’vois plus aucune solution. Et pourtant, j’peux pas m’résoudre à l’abandonner. Qu’est-ce qu’il m’est arrivé, en presque 6 ans, pour que j’en arrive à vouloir tirer ce chiard de tout ce bordel ? … J’compte plus les cauchemars où je flippe qu’ils débarquent et me l’enlèvent. … ça fait presque six piges que je passe toutes mes journées avec lui, j’refuse qu’ils l’envoient au casse-pipe et déglingue sa p’tite cervelle sur l’champs de bataille. C’est mon gosse, bordel ! C’est- c’est qu’un gosse, bordel. … ça fait 15 heures d’affilée qu’il dort. Il est en sueur dans son pieu. Je sais plus quoi faire pour le tirer d’là. J’me dis qu’il faut pas s’leurrer. S’il s’en sort pas, je m’en sortirai pas non plus. Mais si… … Si j’couvre ses traces… … J’prendrai pour nous deux, et l'armée lui foutra bien la paix. … Putain … A quoi ça rime, tout ça ? J’essaie d’faire quoi là ? D’expier mes fautes ? De m’faire pardonner pour tout ceux qu’j’ai cueilli et foutu au broyeur ? … Pardonne-moi, Sen … » - Watanabe Yusuke, 2009

* * *

L’esprit embrumé, les ombres de ses pensées se mêlent à celle de la chambre, plongée dans une demi-obscurité. Sen s’agite et geint dans un sommeil angoissant, oppressant, qu’il s’efforce de quitter. « … Jiji… » Il appelle, à peine conscient de cet effort. « Jiji… » Sen grimace en l’absence de réponse, mais le vieil homme arrive enfin. « Sen, je suis là. Ça va aller, gamin. Je suis là. » - « Un… Un filtre, s’il te plaît... » - « Encore ? T’en as pris un il y a 2h, c’est trop tôt, Sen... » Le garçon soupir, abdique. « J’ai l’impression de crever... » - « Dis pas de connerie ! Tu vas très bien ! … » Sen ferme les yeux et secoue la tête mollement. Yusuke le regarde avec de la douleur au fond des yeux, impuissant. « … J’ai froid, Jiji… » Sans un mot, le vieux saisit un coin de la couverture et s’apprête à la rabattre sur le corps pourtant suintant de son protégé, quand le bracelet à sa cheville retient son regard. Yusuke s’arrête dans son geste et hésite. L’instant d’après, il déverrouille le bracelet de Sen et le jette contre le mur avec une violence qui fait sursauter le garçon. Yusuke se rassoit et tous deux se regardent sans un mot. Interdits. Les secondes passent, Sen garde ses yeux rivés sur les traits tirés de OG-Jiji, quand peu à peu une étrange sensation de chaleur l'envahit. « Qu’est-ce que tu fous, Jiji ?... » - « J’arrête ces conneries, Sen. On arrête tout. » - « Qu’est-ce que tu racontes ? », il semble tout à coup plus réveillé. « Je suis désolé, gamin. C’était-  …C’était encore que des cracks. J’t’ai menti. » Sen plisse des yeux, cherche à comprendre, mais ne dit rien. Il est submergé par la chaleur, par une énergie dévorante qui s’empare de son corps. Il se sent palpiter, brûler. « Jiji, j’ai chaud… » - « Tu m’écoutes, bordel ? J’te dis que c’était des conneries ! Sen, je - j’suis jamais venu adopter un gosse. C’est mon job. C’est les mecs de l’institut qui m’ont demandé d’m’occuper d’toi. » Il écarquille les yeux. Les hommes en noirs ? « C’était ma mission. Mais je- J’en veux plus. J’refuse d’aller plus loin. J’refuse qu’ils touchent à un seul de tes cheveux, tu m’entends ?! Tu dois te barrer, Sen. Je suis désolé. J’peux pas continuer. J’te demande pardon (…) » Il est pétrifié. Plus aucun mot de ce que dit Yusuke n’atteint ses oreilles. Sen suffoque, pris dans une tempête de lave en lui-même ; sa magie se libère ; sa mutation se réveille, déploie  le chaos accumulé après avoir été muselée près de six ans. Fou de rage. La migraine lui lacère les tempes. Sen se prend la tête. « La ferme, Jiji…. LA FERME !! » Et lorsque Yusuke trouve son fils, ce n’est plus Sen qui lui fait face. C’est le démon. Mais il n’a pas peur, Yusuke. « J’espère que tu me pardonneras, gamin… » Et il ferme les yeux.

Cette nuit, Sen tue le seul père qu’il n’ait jamais eu.

Il n’en gardera aucun souvenir.

Persuadé que ce sont les hommes en noirs, qui les ont séparés.

VI. I forgot my name again

A son réveil, il est à la rue. Une fois de plus, une migraine atroce lui brise le crâne, tandis qu’il essaie de rassembler ses esprits. Progressivement, de vagues souvenirs lui reviennent ; OG Jiji qui lui annonce travailler avec les hommes en noir. Cette simple pensée le fout en rogne et il sent la colère brûler de nouveau. Une sensation qui l’avait quitté depuis quelques années, tue par le port du catalyseur magique des mecs en noirs. Justement ! Il regarde sa cheville, et le bracelet n’y est plus. … OG-Jiji l’a détruit. Parce que OG-Jiji a renoncé aux hommes en noirs pour lui. A la colère, se mêle la déception, et un faible sentiment de soulagement. Bien sûr, il est avant tout énervé contre le vieux, mais ils pourront en discuter, OG-Jiji était prêt à s’enfuir avec lui, quand – des images lui reviennent. Le corps du vieux. Du sang. Des cris. Des suppliques. Du sang, encore. La migraine l’empêche de fouiller davantage ses souvenirs, mais Sen comprend qu’il est seul, désormais. Il ne se souvient pas de ce qu’il s’est passé. Mais s’il a encore pété un câble, c’est à cause du bracelet et des mecs de l'armée, pas vrai ? C’est eux qui ont encore foutu le bordel. « Tu dois te barrer, Sen. » Les mots du vieux résonnent dans son esprit. Se barrer, mais où ? Il n’a plus nulle part où aller. Nulle part de sûr. Il ne connaît personne. Il n’est personne lui-même. Il n’y a que la rue, désormais. On recommence depuis le début.

[ Départ pour le continent Japonais par passe-miroir illégal ]

Durant des mois, le garçon erre. Il n’a plus de nom, plus d’endroit où aller, plus personne qui l’attend. Rapidement il se fond dans ce qu’il connaît de mieux : la survie. Ce n’est rien de plus que cet éternel jeu ; comme à l’orphelinat ; comme au cirque ; comme à l’institut. Le temps passe et lui laisse autant de jours que de nuits pour penser à ce qu’il s’est passé, avec OG Jiji. Pour penser à son existence. Est-ce que tout cela avait un sens ? L’idée est bien vite chassée. Le sens c’est de se réveiller chaque matin et s’en tirer, point. Ainsi il avance, au travers des rencontres malheureuses qu’il ne compte plus, des bagarres qui ne l’effraient plus, de la solitude qui l’accompagne. D’un jour à l’autre, il change de planque et reste méfiant de tous ceux qu’il croise. Il perd la notion du temps, et tâche de ne pas trop penser à l’avenir, car il n’en distingue aucun.

Un jour, alors qu’il chaparde sur le marché, il remarque que quelqu’un le suit. Zigzaguant dans les allées, le garçon vérifie ses doutes lorsque l’homme se trouve toujours dans son périmètre. Un mec avec qui il s’est battu ? Un type qui lui en veut ? Un flic ? Non, si c’était le cas, peu importe la raison, il serait déjà en train d’en découdre. Qui peut bien attendre aussi longtemps avant d’agir ? Et pour quelle raison ? Sans s’en apercevoir, son poursuiveur l’oblige à s’éloigner du centre-ville, et le garçon continue de s’en aller, de s’écarter le plus possible et creuser la distance entre eux… Jusqu’à ce que les rues deviennent très peu peuplées, à nouveau à proximité des squats et autres cabanes de fortune. Là, l’homme n’hésite plus. Il attendait seulement qu’il n’y ait plus de témoins, mais lorsque le garçon le comprend il est trop tard ; et l’homme dégaine sa baguette, l’enchaîne avec un sort d'immobilisation que le fugitif n’évite que par miracle. Il sait alors qu’il s’agit d’Eux. Qu’il est envoyé pour venir le trouver. Le récupérer. L’emmener. Le garçon s’enfuit à travers les rues qu’il connaît par cœur, abandonne ses maigres effets à sa planque qu’il imagine occupée par les hommes en noirs venus l’y attendre. Il n’a rien d’autre à l’esprit que de trouver OG-Jiji. Et la vérité est toujours aussi violente lorsqu’elle se rappelle à son esprit. Il est seul.

[ Retour sur l’archipel de Makosa par passe-miroir illégal ]

Il avait longuement hésité avant de revenir à l’appartement. Le risque que des hommes de l'armée l’y attendent ou aient posé des pièges étaient trop grands. Néanmoins, le garçon s’y essaya, en prenant toutes les précautions possibles. Lorsqu’il mit les pieds dedans, un frisson de dégoût le parcourut. Tout était vide. Affreusement vide. Probablement fouillé, pour retrouver une trace, un indice ayant pu indiquer sa destination. Ils n’avaient sans doute rien trouvé d’autre que de la vaisselle sales et les bouquins érotique du vieux Jiji. Cette pensée le fit sourire, tandis que ses yeux constataient néanmoins l’absence de ces vestiges. Pas de bouquins de cul. Pas de clopes. Pas de vaisselle sale. Pas de lit, pas de meubles, rien. Il ne restait rien de la vie qu’ils avaient partagé entre ces murs. Pas même une odeur de renfermé, ni l’écho d’une voix. Il ne réussit pas à rester plus longtemps devant ce néant qui creusait son cœur et s’enfuit une fois encore, le plus loin possible. Ils l’avaient rayé de la carte. Lui, sa vie, son identité, son Jiji. Ils lui avaient tout pris. Ne lui laissant qu’un nom qu’il refusait de porter à nouveau. Il sonnait si faux, ce nom.

Accroupi dans les escaliers des rues étroites de Wakoku. Il jette des petits cailloux dans les marches et les regarde dévaler, quand une main se pose sur son épaule. Effrayé, il repousse la main et se recule pour faire face à une femme, qui le dévisage. Elle s’excuse de l’avoir surpris et se présente tout naturellement. Lui est déboussolé ; elle se croit dans un putain de film cette conne ? Il se relève et s’apprête à partir sans lui adresser un mot, quand la femme fait mention d’une école. Elle dit qu’elle y travaille et aussitôt lui propose son aide. Son aide ? Il ne comprend pas. C’est encore un piège ? Pourtant le nom de l’école évoque au garçon quelques souvenirs. Dans un quartier pas loin de là où il vivait. Celle où les hommes en noir refusaient de l’envoyer. … Il accepte finalement de la suivre, juste pour voir. D’entendre ce qu’elle a à lui proposer. Juste pour voir. Lui laisse le temps de se présenter. Pour être sûr. De vérifier que ce n’est pas une arnaque. Et finalement, sans jamais totalement y croire, il se prête au jeu et avec l’aide de la femme, construit sa nouvelle identité.

Sawano Akira