smoke between our fingers (nyl)

Le silence a des airs de bagage inconfortable, aujourd’hui. Kuro se retrouve en peine de bruit et en peine de mots, l’esprit et le regard submergés par les souvenirs, pour une fois incapable de trouver du réconfort dans la quiétude. Depuis son retour, chacun de ses pas est marqué par une vision du passé, aussi futile puisse-t-elle être, que Kuro met un moment à assimiler. Une semaine qu'il redécouvre l’archipel, se réapproprie cette maison qui a bien changé, mais il a parfois l’impression d’être parti la veille, de reconnaître le moindre pavé. Tout a changé, et tout est à la fois pareil (surtout leur absence, encombrant chaque coin de rue, chaque devanture).
Mais là, ce n’est pas comme s’il était parti hier. Là, il porte le poids de ses neuf ans d’absence et l’incertitude qui en résulte, vis-à-vis d’elle. Soulève en silence des questions qui ne trouveront de réponse qu’une fois parvenu dans la boutique, qu’une fois confronté à son regard et à tout ce qu’il va y trouver - une gifle de nostalgie, une bourrasque de colère, un tremblement d’affection (si elle en a encore). Il peut bien tenter, mais on n’anticipe jamais les retrouvailles. Il a beau la connaître, aujourd’hui il ne peut que dire qu’il l’a connue. Lui n’a pas tant changé, marqué seulement par les années, l’entraînement, mais elle ? Lui a été incapable de complètement tourner la page de son deuil, mais elle ? Lui a passé neuf ans à tenter de revoir sa mère, toujours et encore en vain, mais elle ? Au silence de ces retrouvailles qui n’ont pas encore eu lieu s’ajoute celui de ces neuf années écoulées, de ces appels qui se sont raréfiés, ont fini par s’arrêter. Il n’avait jamais été doué pour maintenir les relations, encore moins à distance. Lui en voulait-elle ? Peut-être plus, au bout de neuf ans ; ou bien peut-être que si, même après neuf ans. Encore une question sans réponse. Ce n’est pas la plus bruyante, celle pour laquelle il ne cherchera aucune réponse, celle qui le forcera à demander ce qu’il attend, ce qu’il espère. Parce que Kuro répondrait qu’il veut la retrouver, comme il a retrouvé Jasper, Michael, qu’il n’allait pas laisser passer une semaine sans la chercher pour lui dire qu’il était rentré.
Mais au fond, quand il se retrouve devant la porte du magasin qui n’a pas non plus changé, même après neuf ans, dans ce cul-de-sac d’Eiyamachi, sur le point d’entrer et de faire face à son passé, il est bien obligé de reconnaître que ce qu’il veut, au fond, c’est simplement la retrouver (et ce n’est pas la même chose).
Peu habitué à repousser les échéances, il pousse la porte et entre, plein de nostalgie et d’incertitude.
Elle est de dos et Kuro se retrouve propulsé neuf ans en arrière, comme si c’était une fois parmi tant d’autres, comme si elle allait se retourner et que rien n’avait changé - mais l’impression ne dure pas, il est trop vite rattrapé par le présent, par cette silhouette qu’il reconnaît malgré les années. “Hey, stranger,” lance-t-il pour qu’elle se retourne, un petit sourire sur les lèvres. (Si seulement ça pouvait être aussi simple.)

Elle l'avait vu arriver des semaines plus tôt ; sa silhouette élancée, coincée dans l'entrée de sa boutique, se révélait à elle au travers de rêves brumeux ou de visions succinctes, éclairant l'oeil divin gravé derrière son oreille d'un maigre halo de lumière, sans même qu'elle ait besoin de le voir de ses propres yeux.

Son don ne la trompait jamais, ou bien elle n'en possédait pas le moindre souvenir - mais elle n'oubliait rien - pour autant elle se retrouva à espérer qu'il lui fasse faux bond pour cette fois. Qu'il ne soit pas celui qui l'encouragerait à nourrir des espoirs vains - parce qu'il n'y avait rien qui pourrait lui faire penser que Kuro reviendrait après neuf longues années de silence. Neuf longues années d'absence, où Nyl s'était efforcée tant bien que mal d'apprendre à vivre sans lui ; avait grandi, avait mûri, avait évolué ; avait abandonné le volleydust, après avoir compris que poursuivre une passion qui n'était pas la sienne ne le ramènerait pas à ses côtés.

Que penserait-il de celle qu'elle est devenue — serait-il déçu, fier ?
Trouverait-il qu'elle a changé ? La reconnaitrait-il instantanément, au milieu d'une foule ?

Pour sûr, il attraperait encore son regard à la volée, parmi un amas de mages pressés. Elle saisirait sa démarche en un clin d'oeil, la forme de sa mâchoire et le carré de ses épaules forgées par les entraînements et les matchs, pour les avoir tant observées de derrière - libero fidèle au poste durant des centaines de rencontres, pour couvrir les zones d'ombre d'un ailier plus doué qu'elle ne le sera jamais en dépit de ses efforts.

Sans s'en rendre compte, ses pensées l'avaient de nouveau absorbée, et elle ne revint physiquement dans sa boutique qu'au son du chaudron face à elle, bouillonnant de chaleur. Responsabilités noyées ; elle devait précieusement le surveiller. Shit. Mains protégées par un torchon de fortune, le récipient fut déplacé sur le côté, espérant que la concoction n'en serait pas foutue au point de devoir la refaire depuis le début.

Hey, stranger. Elle sursauta, dans sa précipitation elle n'avait pas entendu la porte s'ouvrir, la sonnette l'alarmer. Et lorsqu'elle se retourna enfin, plongeant ses iris mordorés dans ses pupilles si sombres, plus rien d'autre n'avait d'importance.

Brièvement, ils se parèrent d'une lueur douce, imitant le soleil, avant qu'elle ne rompe le contact.

What are you doing here? Elle bougea, déplaça de nouveau le chaudron sans but précis, arrangea quelques potions désordonnées, tout pour éviter de le confronter et pour dissimuler le fait qu'elle ne savait pas comment réagir à sa présence. Etait-ce une nouvelle illusion ? Une énième torture de son don de voyance ? Sans doute pas, elle savait en démêler les différences qui manquaient au réel. Sorry, we're closed. For the next 9 years, actually. Come back later. Son ton se voulait venin, de toute la rancune accumulée ces dernières années, mais ses commissures la trahissent et cèdent face à la joie grondante, gagnent du terrain sur le besoin de lui en vouloir de l'avoir abandonnée. Trop d'affection qu'elle ne peut dissimuler longtemps, surtout pas à lui.

En un instant, Kuro se retrouve confronté à ces retrouvailles qu’il n’a pas pu anticiper, heurté par le poids de ce qu’ils ne se sont pas dit depuis neuf ans mais surtout celui de tout ce qu’ils se disent en silence depuis leur première rencontre, de tout ce que leurs traits s’obstinent à hurler sans que jamais ce ne soit verbalisé.
Il se dit qu’elle a changé, ou plutôt qu’ils ont échangé leurs places, habitué à sentir sa présence à l’arrière, sur un terrain, plus qu’à ne la voir - mais malgré tout, il reconnaîtrait sa silhouette n’importe où et n’importe quand.
Elle n’a pas remarqué son arrivée, trop absorbée par son chaudron, et il se permet égoïstement de l’observer un instant, le sourire qui s’agrandit à son juron, frappé par la familiarité de ce moment hors du temps. Il se justifierait probablement en disant que la revoir l’avait bousculé, mais en vérité, Kuro a les poumons en perdition et la bouche un peu pâteuse, incapable de savoir s’il est réellement prêt à faire face au présent ; peut-être qu’il n’y a plus de place pour lui dans le sien.
Il sait déjà qu’il accepterait.
Il aurait beau voir sa décision comme une sentence, Kuro sait pertinemment que c’est lui qui est parti, il y a neuf ans. A fait s’écrouler un pont pour pouvoir en sauver deux autres, trop étouffé par l’absence de sa mère et de sa sœur pour se permettre de rester - on avait presque dû l’y forcer. Il avait su deviner entre les lignes de ses mots laconiques, à elle, les pensées qui se refusaient à le voir partir ; et il aurait aimé rester, pour ce troisième elle qui venait s’ajouter aux deux autres. Mais Kuro était parti, et il ne pourrait pas lui en vouloir si elle ne voulait plus de lui dans cette vie qu’il ne connaissait plus.
Pourtant, quand leurs yeux se croisent, les prunelles de Nyl se gorgent d’espoir et les siennes de bonheur, même si ça ne dure qu’une seconde. Même si Nyl se détourne aussitôt et que Kuro se heurte à ce bouclier qu’elle vient d’ériger en quatrième vitesse. What are you doing here? Il la regarde s’affairer et trouve dans ces gestes une familiarité apaisante ; elle n’a pas tant changé. Il ne peut pas lui en vouloir, elle aussi cherche un moyen de se confronter à leurs retrouvailles, les pieds nus sur les charbons ardents de ses neuf ans d’absence. I’m back, commence-t-il, sans l’urger à se retourner, avant d’ajouter, for good. Et il voudrait tant voir ses yeux, espère que de l’autre côté de la barrière qu’elle a mis entre eux, ses lèvres hésitent à s’étendre en sourire - peut-être qu’au fond il voudrait que son retour efface ce qui est sans doute indélébile. L’espoir fait vivre. Mais Kuro n’a jamais été idéaliste, alors il prendra ce qu’elle voudra bien lui donner, attendra qu’elle se retourne, même s’il se doute qu’elle ne fait que l’éviter et que ses réticences évidentes masquent peut-être une once de joie, en miroir de la sienne. Sorry, we're closed. For the next 9 years, actually. Come back later. Il accuse le coup d’un air un peu amusé, s’appuie contre une table posée à l’entrée, les bras posés sur le bois. Yeah, I deserved that, didn’t I, reconnaît-il ; ils savent tous les deux que son départ a été la décision la plus difficile de sa vie, mais Nyl sous-estime sans doute le rôle qu’elle y a joué. Ça fait partie de ces choses qu’ils se contentaient de se dire en silence. Pourtant, Kuro ne bouge pas. Espère que Nyl n’a pas changé suffisamment pour penser ce qu’elle vient de lui dire, qu’il parvient toujours à deviner ses pensées. It’s ok. I’ll wait. Et pourtant, elle sait qu’il n'a jamais été du genre trop patient ; peut-être parle-t-il seulement d’attendre qu'elle consente à baisser son bouclier et arrête de s’occuper pour l’éviter. Ou peut-être que pour elle, il serait capable de patience, quitte à attendre neuf ans de plus.
En attendant, Kuro redécouvre une boutique à la fois familière et inconnue, qui a autant changé qu’elle ne l’a pas fait. Il se perd dans les artefacts qui s’accumulent sur les étagères, dans les chaudrons pour certains encore bouillants, dans l’ensemble de ces histoires portées par ce qui pourrait être de simples objets. Incapable de dire quel récit délivrerait un objet lui appartenant.

Yeah, I deserved that, didn’t I - Yes, you do. Trancha-t-elle, cruelle, pour regretter aussitôt. Les astres pourraient en ricaner, de cette colère en demi-ton qui ne l'a jamais aidée à avancer. Elle possédait le don de déchiffrer l'avenir, mais aussi celui de tout rendre compliqué, parce qu'elle avait les entrailles qui se faisaient grignoter par l'incertitude, l'effroi d'y contempler un futur où il disparaîtrait à nouveau.

Oh, ça lui revenait, à présent ; il ne l'avait pas prévenue à l'époque. Il lui avait interdit d'entrevoir son départ, incapable d'anticiper le deuil de leur relation qui se mourrait sans doute sous les vagues des océans qui les sépareraient bientôt, et elle se demandait depuis s'il n'avait pas été tout aussi surpris qu'elle, lorsque ses lèvres avaient libéré Kuro du dernier poids le retenant sur ce morceau de terre.

Elle avait lâché prise, avec la certitude aveugle que s'il devait vraiment la quitter, elle l'aurait su avant ; mais son don l'avait trahie cette fois-ci et quelque part, c'était comme si on l'avait abandonnée deux fois.

It’s ok. I’ll wait. Elle ne put retenir un éclat de rire cristallin, sincère. Since when did you have this skill? You couldn't even wait for the ball boy to do his job, for all I remember. Au fond, elle espérait un peu qu'il n'avait pas changé, qu'elle était encore celle qui le connaissait le mieux. Que toutes ses incroyables qualités et toutes ses manies irritables étaient encore là, bien visibles à la surface - comme s'il n'était jamais parti. Nyl osa un regard vers lui quand elle le sentit changer de position, lui offrir son dos, ombre traître dévoilant sa posture. Elle avait eu tout le temps du monde pour apprendre à les déchiffrer ces dernières années, ces silhouettes sombres, alors qu'elle n'avait jamais trouvé le courage de lui parler de cette irrégularité lorsqu'il était encore à ses côtés.

Toujours un peu lointaine, hors de portée, à se demander s'il avait réellement un jour été proche de son centre de gravité.

Ses mains s'occupaient à tout, mais surtout à rien ; pliaient plus dépliaient un torchon tâché de mixtures étranges, alignaient des livres, inversaient l'emplacement de potions au couvercle recouvert de poussière… Diversion puérile. Commencer à suivre de l'index le motif du bois fut sa limite au silence et à sa propre immaturité, prenant conscience que tout ça ne pourrait pas durer des heures, jusqu'à entrevoir le coucher du soleil.

Peut-être était-elle devenue la plus impatiente de ce duo, finalement.

You took your time. Elle se retourna enfin, les yeux plantés dans sa direction, et dans sa voix trainait des relents d'amusement ; ils s'appliquaient à dissimuler le brouillard d'amertume qu'elle ne parvenait pas encore à tout-à-fait traverser, mais ça viendra. Les bras se croisèrent, puis se dénouèrent, parce qu'elle connaissait les caprices du langage corporel et que lui aussi, et elle ne voulait pas sembler fermée, ni sur la défensive. I knew you were coming back, elle s'approcha de lui, un effort après l'autre. Une ouverture après l'autre. Saw you in a blurry dream, Nyl ne s'arrêta qu'une foispostée à ses côtés, le bas de son dos prenant appui sur le buffet. I just didn't know if it would be true, or just a nightmare. I'm glad that it's the first option, though. Et en guise d'invitation à la trêve, son coude vint rencontrer sans force son bras, ruisselant de cette affection qui n'était jamais totalement partie ; qui attendait juste la bonne occasion pour enfin ressurgir.

Yes, you do. Il laisse le coup se porter - il l’avait dit lui-même, il le méritait. Et Nyl avait sans doute besoin de laisser s’exprimer sa colère, d’une manière ou d’une autre, que ce soit sur un terrain ou par ses mots. Lui, simple spectateur, attendrait le moment d’après, les yeux gorgés de questions auxquelles elle ne répondra sans doute pas, ni elle ni les objets entassés dans sa boutique.
Parce qu’on ne peut pas deviner le passé simplement en regardant seulement les objets empilés, en tentant d’assembler les pièces d’un puzzle éternel et surtout sans modèle. Impossible de savoir à quoi il allait ressembler, parce que le passé ne se donne à voir qu’à ceux qui l’ont vécu ; et même s’il en venait à savoir, factuellement et objectivement, tout ce qui lui était arrivé en neuf ans, il ne pourrait pas savoir, parce qu’il n’avait pas été là pour le vivre avec elle. Il ne rattraperait pas les neuf ans perdus, mais avait encore l’espoir de voir ceux d’après, aussi longtemps que possible - et plus les retrouvailles avançaient, plus cet espoir grandissait. Et sans doute que ça faisait de lui quelqu’un de patient, au fond, même si la surface semblait montrer tout le contraire. Ou peut-être que c’était juste parce que c’était elle. Finalement, Kuro avait beau être parti neuf ans, il n’avait pas su tourner les pages. Faire les deuils d’une mort, d’une disparition et d’une absence. Il n’avait pas fait les deux premiers, pourquoi aurait-il fait le dernier ? (Ou peut-être qu’il se cherchait des excuses, et que c’était juste parce que c’était elle.)
Since when did you have this skill? You couldn't even wait for the ball boy to do his job, for all I remember. Il pourrait répondre ce qu’il pense, verbaliser la première chose qui lui a traversé l’esprit, cette première pensée instinctive et impulsive. Ce for you I would qu’il ne contrôle pas, qui accompagne en silence ses lèvres étirées en sourire qui revoient un garçon courir après un ballon que Kuro avait déjà remplacé, par pure impatience. Mais il ne le fait pas, parce qu’il n’en a pas besoin. Parce qu’ils le savent déjà tous les deux. N’est-ce pas ? Nah, I still don’t, but I’ll make an effort. I owe you that much. (Ça sonne pareil.)

Et pourtant, malgré toute son impatience, il attend. A réglé son fuseau horaire sur le sien, dans cet endroit un peu inconnu, un peu hostile, où les minutes s’écoulent plus lentement, le temps que Nyl parvienne à digérer les retrouvailles - comme si lui parvenait pleinement à le faire. Il n’est pas en meilleure posture, au fond, cache à peine sa fébrilité et son hésitation. Personne ne sait comment se comporter, après tant de temps, et ils distinguent tous les deux nettement les charbons ardents qui ont remplacé le sol de la boutique, tantôt ravivés par la colère de l’une, tantôt apaisés par l’espoir de l’un. You took your time. Il soutient son regard, et ses yeux anticipent ses mots. I’m sorry. Et même s’il le lui a déjà dit, il a le sentiment que c’est la première fois qu’il le dit vraiment ; en tous cas qu’il lui fait porter tout ce pourquoi il est désolé. Désolé de l’avoir laissée, d’être parti quand il ne voulait pas la quitter. Désolé de ne pas avoir compris ce qu’elle hurlait entre les lignes, de ne pas avoir compris qu’elle tentait à demi-mot de le retenir, tout en l’autorisant à partir. D’avoir été incapable de le voir, trop aveuglé par l’attachement et l’affection - parce que c’était comme ça, qu'ils s’aimaient. N’est-ce pas ? I knew you were coming back. Saw you in a blurry dream. Il sourit. Of course you did. Elle avait toujours été meilleure que lui, et depuis qu’il avait perdu son don, elle le surpassait forcément. Il l’avait enviée, et ça s’était ajouté à toute l’admiration qu’il lui portait. Alors forcément, qu’il avait eu peur de lui dire la vérité, à l’époque, d’avouer à cette brillante sōgaka qui ne se trompait pas, que son don ne trahissait jamais, que les astres ne voulaient plus de lui. Elle ne l’avait pas rejeté ; au contraire. Et il n’avait jamais regretté, de lui avoir dit son secret. I just didn't know if it would be true, or just a nightmare. I'm glad that it's the first option, though. Et quand les peaux se frôlent dans un geste aussi naturel qu’enfantin, aussi malicieux qu’insignifiant, Kuro ne parvient plus à cacher ce qui suintait déjà, à masquer le soulagement de l’avoir trouvée et la joie de pouvoir la retrouver, même au bout d’un moment, même s'il faudrait du temps. Le sourire s’étire un peu plus et les yeux se perdent sur sa silhouette, finalement figés sur sa main posée sur la table, non loin de la sienne. I’m glad too. Et ses doigts de partir à la recherche des siens, comme une percée hésitante dans son bouclier, qu’il serait bien incapable d’envoyer valser. Ça n’a l’air de rien, d’ailleurs, juste de charbons désormais gorgés d’eau. Kuro ne sait même pas avec quoi les accompagner, incapable de trouver les mots justes - il a toujours préféré l’écouter parler. Ça non plus, ça n’a pas changé. How are you? La question sonne creux, un instant, mais il y a derrière l’espoir de savoir qu’elle va bien. Que pendant que lui ne parvenait pas à tourner ses pages, les plaies indéfiniment à vif, elle pansait les siennes et fermait des chapitres. (Et avant d’entrer dans la boutique, il aurait pu ajouter qu’il espérait que ce ne soit pas le cas du sien.)

Il s'excusa d'abord, et quelque part, Nyl eut envie de lui asséner que ce n'était pas assez. Qu'en temps normal, les mots comblaient difficilement les absences brèves, alors encore moins les départs prolongés, et qu'ils n'effaçaient pas la peur corrosive qu'il pouvait encore disparaître et l'oublier à tout instant, comme s'il n'était jamais revenu.

L'aveu de l'avoir vu dans ses nuits lui coûta plus que ce qu'elle ne pourrait l'admettre. Parce que c'était lui dire : je pense encore à toi, et mon don aussi. Après toutes ces années, après tous ces silences, elle n'avait pas réussi à tourner la page sur tout ce qui les avait uni un jour. Quelque chose au fond d'elle savait que leur lien était encore présent, comme un coquillage bossu que la marée recrachait enfin, mais qu'il ne serait plus jamais tout-à-fait le même non plus, alors à quoi bon le regretter ?

Nyl n'avait jamais été douée pour avancer.

Of course you did. Elle sourit à son tour, sans le regarder. Jamais elle n'aurait cru que cette tâche deviendrait difficile, un jour ; que supporter le poids de son regard à la fois changé et identique serait aussi fastidieux et épuisant.
How are you? Elle releva la tête vers lui. I'm doing fine. Sa voix se plombait d'un mensonge qu'elle avait trop entendu ; depuis des mois, la sensation que quelque chose allait se produire enserrait ses entrailles sans qu'elle ne puisse ni y remédier, ni approfondir ce sentiment étrange. Elle avait bien essayé d'amplifier ses ressentis, de tendre l'oreille pour écouter ce que l'on avait à lui dire, mais son don la laissait naviguer à l'aveugle, dans une brume aussi opaque que nébuleuse. How are you?

(Parfois, ses muscles se crispaient tant qu'il lui fallait plusieurs minutes pour sortir de son sommeil éveillé - dans ces moments-là, le moindre souffle était irritant contre le simulacre de sa peau, et des perles de sueur dévalaient les bosses de son dos en pesant un poids équivalent à un million de graviers. On ne lui parlait pas, mais tout autour d'elle criait be careful.)
Sans doute que Kuro pourrait l'aider à démêler ce nœud, parce qu'il partageait ce talent-fardeau qu'était la voyance ; mais c'était en le dissimulant qu'elle se rendit compte qu'elle n'avait plus envie de se confier à lui pour le moment.

Lorsque les doigts de Kuro vinrent chercher les siens, hésitants, son cœur s'emballa. Il n'y avait rien de merveilleux dans le creux de sa poitrine, seulement l'horrible étreinte des doutes qui revenait l'empêcher de respirer, et elle comprit à ce moment que rien n'allait. Cela n'avait rien à voir avec la cacophonie de son esprit ; Kuro en était le seul et unique fautif. Elle retira sa main avant qu'il n'eut la chance de brûler sa peau et, cette fois, ses bras se croisèrent. How long are you staying? Sa voix se propagea en écho dans sa tête. Parce que c'était de ça dont il s'agissait.

Elle se refusait à se bercer de faux espoirs, ou à lui laisser retrouver trop facilement une place qu'il a lui-même laissée vacante. Elle détestait cet entre-deux de sentiments dans lequel il la forçait à exister, détestait l'affection qui ressurgissait et qui faisait trembler tout son squelette, comme une enfant qui découvrait tout juste l'impact des sentiments, et détestait la rancune tenace qui l'obligeait à se faire méfiante. revancharde et méprisante. Elle était un chaos d'émotions imprévisibles, rien du calme et de l'élégance dont se drapaient habituellement ses manières lorsqu'il n'était pas là.

If you're not staying you shouldn't have come.
Elle n'arriva pas à le prononcer de vive voix, alors elle se contenta de remettre une mèche rouge derrière son oreille, patientant pour la réponse de Kuro comme l'on attendait l'arrivée d'une vague au bord de l'eau ; claque ou courant doux, par lequel on se laissait facilement porter.