un phare en pleine mer (anla)

You know him too? En quittant l’immeuble de Robin, il baisse un instant les yeux vers sa chemise, celle des occasions - vu les événements, celle-ci n’est définitivement pas grande, mais si on lui posait la question, il mentirait sans doute en disant qu’elle le reste, même si son cœur et son estomac ont l’air de penser que c’est la plus petite de toutes les occasions, voire que la chemise aurait dû rester dans le placard. Tsuru déambule dans les rues le sourire fébrile, les mains dans les poches (les mêmes qui se sont appliquées à fabriquer son cadeau et les mêmes qui l’ont déposé sur une table, sans le lui offrir). Il sait où il va, même si son air ne le révèle pas ; il semble plutôt marcher sans destination, découvrir chaque nouvelle intersection (c’est un peu le cas, il est toujours plus à l’aise sur son île que dans les rues de Wakoku). Il n’a pas l’air triste - jamais. Il ne l’est pas - jamais. Trop habitué à enfouir ce qui ne va pas ou trop peu habitué à s’y confronter, Tsuru préfère garder son sourire, le laisse même s’agrandir à mesure que ses pas le rapprochent du bateau.

Il fait nuit noire sur le port, nuit noire sur le pont, mais cette fois, ses mains font glisser par magie un faisceau de lumière dans une loupiote au niveau de la proue. Les bateaux ont parfois besoin d’un phare en pleine mer, lui disait son grand-père. Mais ce soir, Tsuru se fait autant phare qu’il en a besoin, allongé près de cette petite source de lumière qui n’éclaire pas suffisamment pour cacher les étoiles. Dans le silence d’une soirée à laquelle il préfère ne penser qu’à moitié, remplie d’invitations fantômes et de cadeaux avortés, il s’allonge sur le bois d’un pont qu’il connaît mieux que n’importe quelles ruelles, les yeux perdus dans l’immensité du ciel. Au moins, pour ça, il n’a besoin de l’invitation de personne ; les étoiles ont convié tout le monde et sont ravies de voir chacun de leurs spectateurs. Et, dans le silence surprenant d’un Tsuru qui n’a rien à raconter, le bateau écoute avec lui les histoires des étoiles, l’esprit barbouillé d’aventures en tous genres, le vide parfois troublé d'un rire-réaction, même si Tsuru et son bateau sont les seuls à comprendre ce qui est drôle.

prima luce ∙ isekai monogatari (c)

Tsuru? Le silence pour réponse, peut-être qu’il n’y a personne, peut-être que ses songes sont si grands qu’il ne peut t’entendre – ou peut-être que cette lueur n’est qu’un leurre. Tu n’as pas peur des vagues, des supposés monstres, et certainement pas des dragons sous les flots en disgrâce. Tu ne crains pas non plus de tomber sur quelqu’un de malveillant, un voleur des ports endormis, ou un membre de l’Arumi. Tenchijima est à part, dans ses normes et ses insécurités, d’entre lesquelles tu danses sans reposer sur tes pieds. Ici, sur cette île, le couvre-feu n’est pas vraiment établi, à peine suggéré – dissidence populaire d’un peuple qui ne voudrait se retrouver mains liées dans les plus fondamentaux de ses droits.

Tu grimpes sur le bateau, sans un bruit, des grammes corporels abandonnés dans cette gravité que tu allèges d’un murmure entre les lèvres. Tu ne voudrais attirer l’attention des mauvais diables, au risque de surprendre le gamin pour lequel tu t’immisces sur un territoire qui ne t’appartient pas. Seuls les clapotis des vagues raisonnent contre la coque du bateau, et pendant un instant, tu en oublierais presque les tempêtes devenues communes sur vos rivages.

Tsuru est là, étendu sur le pont comme une figure de proue qu’on aurait abandonnée – les traits de son visage auréolés dans les pâleurs des astres. Il n’y pas de créature inconnue, d’étranger maudit ou d’ampoule oubliée ; seul un garçon allongé dans sa lumière, comme un phare au milieu des pénombres pour ceux qui voudraient rentrer à la maison. Tu observes le Ryū sans amorcer un mouvement, fascinée par cette silhouette éthérée depuis tes ombres. Il te parait presque inopportun d’interrompre ses contemplations, tu as l’impression de souiller le repos d’un chérubin. Tu redoutes ce moment, celui où tu romps le silence – où tes pas retrouvent leur poids sur les planches qui craquent.

La lanterne s’accommode de ta silhouette, dans cette auréole que tu portes comme une seconde peau. Et doucement, souffle retenu au bord des lèvres, tu apparais dans son champ de vision ; ton buste penché au-dessus de Tsuru, tes sourcils froncés. Hūi ceppo*, et tes paroles murmurées. Vos regards se croisent dans la surprise de l’un et la contrariété de l’autre. You shouldn’t be alone. Des airs de reproche dans les paroles, d’être là où il ne devrait pas, en dépend des caprices de l’océan, d’être là tout seul dans le noir sur des vagues pour le moment calmes mais qui pourraient reprendre leur colère cauchemar. Tu ne penses pas si bien dire, que Tsuru ne devrait pas être là mais dans d’une soirée loin d’Uminomiya. La nonchalance recouvre tes murmures, dans un soupir, pendant que tu t’allonges finalement à côté de lui, accompagnée des plaintes du pont qui craque dans ces mouvements.

Ton regard prend le même large que le sien avant que tu ne viennes l’en démettre ; vers les étoiles, vers la lune, vers celle que tu ne connais plus que parée de ses ombres, bercés par les remous, recouverts du linceul des astres. Du silence, également, avant de le rompre à nouveau, finalement, d’une voix plus douce, dans un chuchotement. Do you wanna talk about it? It’s none of my business but... mais les émotions du garçon débordent de tous ses pores et se déversent sur le pont comme une marée qui ne peut être arrêtée. It’s just, I can feel it. Les malices creusées dans ses fossettes, et les enclumes amarrées près de son cœur. Ce qu’il montre en regardant les cieux, et ce qu’il tait dans ses silences étranges.

Ton visage se tourne vers lui, et l’humidité du bateau effleure tes pommettes. Ton corps bascule un peu sur le côté, doucement, pour permettre à ton bras de ravaler ces quelques centimètres de distance et à ta paume, avec précaution, de se poser à plat sur son torse, sur son cœur. Your sadness.


*Hi little fish, en dialecte ryu

prima luce ∙ isekai monogatari (c)

C’est l’histoire d'une étoile et d’un petit poisson. Mais est-ce que c’est cette histoire-là, que Tsuru a choisi de raconter à la voie lactée, ça, personne ne le saura jamais. Une fois n’est pas coutume, il leur parle en silence, le bras qui se tend parfois pour montrer un endroit, mais qui vient toujours retrouver le confort du bois de sa maison, la vraie, pas celle qu’il a dû emprunter à une sœur qui n’y veut pas de lui. (Décidément.) À peine éclairé par le faisceau de la lanterne, il n’entend rien d’autre que les commentaires des étoiles sur son histoire, les oreilles et l’esprit remplis d’une musique choisie par la Lune, rien que pour ce soir. Il n’entend rien d’autre, mais surtout il ne pense à rien d’autre, parce que ça lui suffit. Parce que le reste n’a pas d’importance, ne le concerne pas - le couvre-feu ne lui a pas effleuré l’esprit quand il s’est dirigé vers le bateau plutôt que vers l’appartement de Nyl, la tempête s’est extirpé de ses pensées et a pris des airs d’orateur un peu assourdissant, Robin
Hūi ceppo. Subitement apparue dans son champ de vision, Anla rejoint ses comparses-étoiles pour un instant, le visage qui se fond dans le reste de la voie lactée et marque ses traits de surprise, le sourire qui s’agrandit et le cœur qui lui fait aussitôt place. Anla-hōkū*! You shouldn’t be alone. Elle a son ton des mauvais jours, le regard que Tsuru passe ses journées à éviter, celui qui ne peut masquer le reproche, aussi minime ou légitime soit-il. Mais Tsuru répond du tac-au-tac, les sourcils froncés, avec l’assurance de l'élève turbulent qui s’est habitué aux reproches, I’m not alone, I’m with the stars, and the sea. But you’re welcome to the party. (Il s’était promis d’inviter tout le monde.)
Et juste comme ça, l’étoile s’allonge à côté du petit poisson, dans le silence d’une histoire inachevée, dans l’obscurité d’un phare improvisé et dans des sentiments mutilés que Tsuru remplaçait par mille et une merveilles chuchotées. Pour un moment, étoile et petit poisson contemplent les autres participants de la fête, écoutent les bruits de la nuit et ceux de la mer. Mais Anla n’est pas dupe ; c'est peut-être parce que c’est une étoile, qu’elle voit mieux que tous les autres, y compris Tsuru. Do you wanna talk about it? It’s none of my business but… Et d’habitude, il aurait répondu, tout de suite, d’ailleurs il ne se serait plutôt jamais tu. Mais ce n’était pas qu'il était silencieux, ce soir, c’était qu'il racontait son histoire au ciel en silence (c’est peut-être pire). It’s just, I can feel it. Il n’interrompt ni la fête, ni son mutisme, le corps qui tressaute un peu, seulement de surprise, en sentant la main d’Anla se poser sur son cœur, mais les yeux toujours accrochés aux étoiles. Your sadness.
Et il ne répond toujours pas.
Ce n’est pas un mot qu’il connaît, pas un mot qu’il aime, plutôt un mot qu’il évite, un mot auquel on ne peut pas s’habituer donc un mot qu’il s’est toujours promis de ne pas, ni écouter, ni éprouver. Il appartient aux autres, Tsuru n’en veut pas, n’en a jamais voulu.
Sans réponse et le temps passant, leur fête reste marquée de ce silence étrange, si bien qu’on n’entend pas non plus ses larmes, cachées par la tempête et les histoires racontées par les astres. Il pleure, en silence. Ça ne finit par être perceptible que parce que Tsuru, les dents serrées, se retrouve forcé à renifler, les yeux qui n'ont pas quitté la fête.
Et au bout d’une éternité, il craque ; le regard quitte le réconfort du ciel et le corps vient se réfugier dans les bras d’Anla, les larmes qui deviennent sanglots et Tsuru qui, enfoui au creux de son cou, donne voix à toute la tristesse gardée sous clé, espérant qu’elle ne sera pas capable de noyer l’étoile.



*étoile, en dialecte ryū

prima luce ∙ isekai monogatari (c)