i am your ghost ☼ gaia

Les pas se font de plus en plus rapides alors que Robin supporte de moins en moins le bruit ambiant de cette école. Le regard parcourt les visages sans les enregistrer. Les mains jouent avec les sangles de son sac. Il cherche par tous les moyens à sortir de ce fichu bâtiment, mais il croit s'être perdu alors qu'il tourne dans une nouvelle aile au lieu de se diriger vers la sortie. Le silence est plus lourd, maintenant que les cours ont repris. Et c'est la tête un peu plus dégourdie qu'il se permet de chercher un plan, peut-être quelques indications. Seul le son des claquements de ses chaussures perce, pendant quelques secondes, avant qu'une mélodie ne parvienne à ses oreilles. Et il s'arrête, aimerait peut-être vraiment réussir à se concentrer sur sa tâche première, mais quelque chose, dans cette musique, l'appelle. Il tourne les talons à la rencontre de cellui qui saura jouer du violon si justement.

La porte est entrouverte. Il n'a pas envie de se dévoiler stalker, de se dévoiler tout court, mais ne peut s'empêcher de pousser un peu le bois de celle-ci pour jeter un coup d'oeil. Voir qui émet cette douce mélodie. Et le regard se pose sur la forme d'une jeune fille, parcourt la courbe de son bras, remonte sur son nez droit. Sur le bleu perçant de son regard qui l'avait déjà déstabilisé par le passé. Il est trop pris par la musique, un doux sourire orne son visage alors qu'il écoute attentivement l'histoire qu'elle raconte, archer serré fortement dans sa poigne. Ca lui rappelle son propre instrument, dans le coin de son appartement. En train de prendre la poussière. La musicienne déraille pendant une fraction de secondes, et Robin ne s'en alarme pas. Jusqu'à ce qu'elle se reprenne avec ce tempérament qu'il reconnaît. Mouvement de poignet réflexe, doigts qui se courbent comme ceux de Gaia lorsque, enfant, elle refusait les erreurs. Réessayait. Et le sentiment de familiarité poigne dans la poitrine alors que les yeux s'écarquillent face à cette réalité qu'il se refusait à voir. Il s'était voilé la face. L'avait presque vu venir, mais avait préféré fermer les yeux plutôt que d'accepter que cette fille était bel et bien un fantôme de son passé. Que toutes les fois qu'il l'avait croisé en songeant, ah, comme le bleu de ses yeux étaient répugnants beaux (comme ceux de Calista), il s'était douté, quelque part, qui se tenait face à lui. « Gaia. » Et ça brise la mélodie. Ca fait vibrer les cordes en discorde, et les yeux vibrants se posent sur lui, alors qu'il serre la mâchoire. Il a envie de fuir, mais quelque chose le retient. Peut-être cette lueur d'incompréhension, dans le fond de ses prunelles. Comme si elle ne reconnaissait pas son propre frère. Il entre dans la pièce, dévoile son visage, la forme de son corps. Supplie autant qu'elle le reconnaisse. Qu'elle ne le reconnaisse pas. « You always did this when you missed some notes while practicing. » Qu'il dit comme si c'était évident.
Comme s'il voulait s'assurer de ne pas halluciner cette impression d'être un inconnu total pour sa propre sœur. Celle qui, jamais, n'avait répondu à ses lettres. Celle qu'il avait perdu après avoir abandonné l'idée de se rattacher à sa famille de sang.

Il y a quelque chose d’agréable, dans le silence d'un archer qui attend d’être frotté contre les cordes, le silence d’avant-mélodie. À y songer, c’est peut-être l’un de ses moments préférés. Ces quelques secondes avant la conquête de la musique, comme un drapeau prêt à se poser sur une planète insonore. Gaia en profite avant de s’élancer, d’un air toujours concentré ; elle n’a jamais su faire du violon seulement par passion, il lui avait fallu réussir, dès le départ, viser la perfection. À quoi bon, sinon, comme lui dirait maman ? Ça ne l’avait pas dérangée, ses passions s’étaient simplement mêlées à ses envies de grandeur, avaient fait du passe-temps une véritable compétition.
Elle n’abhorrait pas ses erreurs, cependant. Se corrigeait avec rigueur et méthode, replaçait ses mains, s’étirait le cou, recommençait jusqu’à ce que la note soit parfaite. Mais ce matin, il y a trop d’erreurs et avec elles naît une certaine frustration, parce que Gaia n’est visiblement pas dans son état normal, les pensées fugaces, dirigées vers un visage qui la forcerait à délaisser sa concentration. Ce n’est pas grave ; énième erreur, elle replace ses mains, s’étire le cou, recommence, le regard droit et le cœur entre apaisement et ébullition. “Gaia.” La mélodie s’arrête et Gaia tourne la tête, prête à sourire à l'un de ses amis, le violon ayant masqué le ton de la voix. Mais il ne s’agit pas d’eux et elle fronce un instant les sourcils en voyant ce qui semble être un parfait inconnu, avant que les souvenirs ne submergent et que son sourire s’agrandisse. “Oh, it’s you again! Décidément, la vie nous fait beaucoup nous croiser, ces temps-ci,” le salue-t-elle d’une voix enjouée, se remémorant un peu vaguement leur première rencontre, lorsqu’il avait ramassé un de ses livres tombé au sol. Et les fois d’après, à le croiser rapidement sans pour autant lui parler. Mais, pense-t-elle à haute voix, “How do you know my name?” Ce n’est pas une question existentielle, il a pu le lire à l’administration ou l’entendre de quelqu’un, peut-être même qu’elle le lui avait donné la première fois (elle ne s’en souvient pas). Mais lorsqu'il s’approche plus encore, il y a dans ses yeux quelque chose sur lequel elle ne parvient pas à poser de mots, une incompréhension incompréhensible et l'impression qu'il tend la main vers quelque chose, sans qu’elle ne sache ce qu’il cherche. “You always did this when you missed some notes while practicing.” Elle fronce les sourcils, un peu plus, cette fois, les yeux qui se baissent vers le violon posé sur son genou, sur sa main encore accrochée au manche. Elle se souvient bien de l’avoir vu dans ce couloir, il y a un mois et quelque, de lui avoir souri, de l’avoir croisé à plusieurs reprises, mais comment peut-il savoir ce genre de choses ? “I’m sorry?” demande-t-elle, comme si elle n’était pas certaine d’avoir entendu. Peut-être qu’il parlait de quelqu’un d’autre, peut-être qu’il avait deviné ? “Do we know each other?” En tous cas, elle ne se rappelle pas l’avoir déjà vu la regarder pratiquer. Ce n’est pas comme s'il avait assisté à l’une de ses compétitions ou un concert, ce ne sont pas des lieux faits pour les erreurs, Gaia les réserve à l’intimité de ses entraînements. Mais elle ne se souvient pas de lui.

La façon dont elle tire sur sa gorge a quelque chose de trop normal. Un souvenir trop perçant. C'est qu'ils ont cette même moue pincée lorsque quelque chose les agace, tous les deux. Le même air soit-disant heureux qui cache simplement une frustration de ne pas savoir faire mieux. Robin la connaissait par coeur, lorsqu'elle étirait ses propres traits. Mais ce qui est plus décontenançant, chez Gaia, c'est cette ressemblance qu'elle a avec maman Calista. Ce même regard perçant. Celui qu'il a appris à détester en vague souvenir dans le fond de son crâne.

Mais ce qui perce plus encore, c'est la confusion qui fronce ses sourcils et pince ses lèvres. C'est ces mots perçants qu'il a l'impression de ne pas véritablement assimiler. Oh, il avait refusé de retrouver sa sœur. Alors pourquoi cela faisait-il si mal, qu'elle prétende ne pas le reconnaître? La mâchoire se crispe, tout comme son corps qui arrête tout mouvement. Les poings s'accrochent soudainement à ses bras qui forment une armure au devant de lui. Pour amortir le choc des révélations auxquelles il n'était pas préparé. Parce qu'il n'avait pas souhaité, ce matin en se réveillant, avoir cette soudaine conversation.
Mais Gaia ne se souvient de toute façon plus.
Et ça le rend dingue. Il ne comprend pas. Il n'est pas sûr de vouloir savoir, non plus. Froncement de sourcils, pourtant, il pousse : « I'm Rob- Ezra. You really don't remember? » Qu'il demande, pas certain de ses propres mots. Et la confusion encore lisible sur le visage de la jeune fille le fait inspirer trop fort, souffle tremblant, mains blanchies par la force exercée sur ses propres habits. Il observe son environnement pour ne pas se concentrer uniquement sur sa soeur, cherche un échappatoire à cette réalité. Celle qu'il avait sûrement été le seul, toute sa vie, à se rattacher à un passé qui n'avait jamais compté que pour le gamin de huit ans abandonné par son unique famille. « I see. » Sauf qu'il ne voit pas bien. Que l'espèce de panique-colère qui fait battre le cœur le rend dingue, lui fait voir flou. « Well. You should ask your mom about me. I'm sure she will remember me. » Car de cette situation, il ne voyait qu'un seul coupable possible : Calista Belacqua.

Gaia ne se souvient pas. Et ça ne semble pas être un problème, enfin plutôt ça n’en est définitivement pas un. Mais elle aperçoit nettement les traits s’assombrir, peu à peu, les poings se serrer sur ses bras, et comprend que ce n’est pas son cas. Qu'il ne s’y attendait pas, voire qu’il est persuadé qu’elle est en train de lui mentir. Au début néanmoins, il n’y a aucune colère derrière la frustration et celle-ci est à peine masquée par la confusion. Il n’a les traits et le corps que crispés et Gaia se sent soudainement gênée de ne pas le reconnaître, déléguée honteuse qui s’attache pourtant à connaître la majorité des étudiants, de sa maison mais aussi des autres. Un peu bredouillante, elle hésite, le violon posé sur sa cuisse, les joues rendues pourpres. “I’m sorr- I’m Rob- Ezra. You really don't remember?” Le prénom est donné avec l’effet d'une évidence ou d’une clé, semble l’espace d’un instant pouvoir tout résoudre et faire disparaître toute confusion.
Mais Gaia n’a aucune idée d’à quoi ressemblerait la porte, et ne se souvient pas de ce prénom, les sourcils qui se froncent, à la recherche d’une réminiscence de dernière minute. S’empourpre plus encore parce que visiblement lui se souvient d’elle, embarrassée de ces retrouvailles qu’elle a fait première rencontre. “I’m really sorry, that doesn’t ring a bell, I’m embarrassed, really,” répond-elle tout en continuant à chercher, en se disant qu’au fur et à mesure, l’évidence prendra corps. Mais ce n’est pas le cas, les souvenirs n’existent définitivement pas. Ezra lit la confusion et sa frustration grandit, Gaia le voit bien, se mue même en… colère ? En angoisse ? Et elle ne peut être que spectatrice de cette ire grandissante, incapable de ce qui est pourtant particulièrement simple. “I see. Well. You should ask your mom about me. I'm sure she will remember me.” Les sourcils se froncent un peu plus et le violon tombe, pleinement allongé sur sa cuisse. “My mom?” Qu’est-ce que Calista vient faire là ? Mais elle a beau y penser, Gaia ne se souvient pas d’un Ezra dont sa mère lui aurait parlé ; passe si près de l’évidence sans la voir, inconsciente de ce qui se joue. “I don’t understand, I’m really sorry. I don’t think she ever mentioned an Ezra, but, hum- and it’s not in my habits to forget someone, but maybe I did, uh… When did we meet each other? Before last time in the corridor, I mean?” Et au fond, peut-être qu’elle se dit que ce n’est pas si grave, si elle ne se souvient pas de lui, peut-être qu’il peut lui faire rattraper ce qu’elle semble avoir raté ? Après tout, ce n’est pas comme si elle avait oublié quelqu’un de sa famille.

Il lui coupe la parole parce qu'il ne veut pas entendre d'excuses. Parce que tout ce qu'il a attendu toute sa vie effraie, soudainement. Parce qu'il n'est pas sûr de réussir à tenir le coup si elle s'excuse, Gaia, sans savoir pourquoi. A-t-elle seulement conscience qu'elle a un frère? Il a l'hésitation dans son corps tendu. Il a les poings serrés, la mâchoire tendue et le regard alerte à chaque geste qu'elle effectue. Chaque indice qu'elle dévoile sans le savoir. Et quand la sentence tombe, Robin a envie de rire. De laisse l'éclat passer la gorge dans toute sa dérision, dans tous ses maux. Dans toute sa colère.
Elle a finalement toujours eu le même réceptacle : Calista.

Il a un petit sourire, lorsqu'il lui répond. Un peu moqueur. Triste, surtout. « Yes, your mom. » Car finalement, avait-elle jamais été la sienne, de mère après qu'il ait été mordu? Peut-être celle qui l'avait sauvé, celle qui avait permis au gamin d'à peine huit ans de survivre à une morsure mortelle, à cet âge, mais quels en étaient les résultats? Elle avait fini par l'envoyer à l'autre bout du monde pour ne plus jamais voir le visage du gamin. De mère, il n'avait plus que Jenna. Et c'était celle qu'il préférerait garder toute sa vie (celle qui l'avait accueilli, l'avait chéri et aimé autant qu'elle le pouvait). Il se demande, pendant une fraction de secondes, s'il n'était pas un peu égoïste de vouloir raconter toute l'histoire à Gaia. Qu'elle se souvienne. Qu'il la force à se souvenir, malgré tous les efforts de sa mère à lui faire oublier. De qui se vengerait-il? D'elle, de sa génitrice ou ne parviendrait-il qu'à assouvir un besoin de se plaindre au monde de cette situation injuste?

Il regarde Gaia quelques secondes de plus, visiblement crispé à son interrogation. Pesant le pour et le contre. Laissant pourtant le cœur grossir à tous les maux qui encombraient la poitrine. « I was there, when you were born. » Qu'il dit d'un air un peu nostalgique. Il hausse les épaules. « Not that I truly remember that day, though. But I remember the days after this one. » Et lorsque le regard rencontre l'azur de ceux de Gaia, il a l'impression de se confronter à leur mère. Fronçant les sourcils, il souffle, secoue la tête. « The last time I saw you, it was snowing. You were six. And you were so happy to go to the christmas market you asked m- Calista to braid your hair and wear that favorite beannie of yours. » Il se surprenait, parfois, à se souvenir de certains détails de cette journée avec autant de clarté. Il était pourtant évident que c'était le traumatisme qui s'y accrochait qui ravivait autant sa mémoire. « So we went. And it was great, we bought lots of cookies. And then I lost both of you in the crowd. While I was searching for you, a reiketsuki found me and bit me. » Il a un sourire un peu mauvais, lorsqu'il ajoute : « Not sure you want to hear the details. A few days later, I was in London. Sent away by Calista herself. You probably know how she hates vampires. » Il serre soudainement la bague qu'il fait glisser de son annulaire pour la faire tourner entre ses doigts sous l'angoisse qui commence à poindre, tout doucement. « I hardly see how you could forget such a story... » Qu'il dit avec un air faussement songeur, s'approchant légèrement de la jeune femme pour finir à quelques mètres d'elle, s'appuyant sur une table. « Surely nothing could make you forget that, right? Your mother remembers it, I'm sure. » Il hausse les sourcils en se retenant de laisser éclater sa colère.
Oh, non, elle ne serait pas dirigée sur sa sœur. Pauvre petite sœur qui le regardait comme s'il avait perdu la tête.
« Do you think I lied to you? »

Ils parlent une langue qu’elle est la seule à ne pas être sûre de comprendre ; ou peut-être qu’ils en parlent deux et que c’est inévitable, ils ne s’entendront pas, les mots se perdront en chemin et le sens n’en aura plus. Gaia se montre bienveillante et accueillante, déléguée modèle qui s’imagine déjà être fautive, avoir oublié une rencontre plus ou moins importante. Une chose est sûre, ce n’était pas quelqu’un de proche - les gens comme ça, ça ne s’oublie pas. “Yes, your mom.” Gaia se retrouve projetée sur le champ d'une bataille incompréhensible dont elle ignore tout, confrontée au ton sévère de quelqu'un qui en veut visiblement à sa mère. Mais elle, qu’a-t-elle fait ? Pourquoi est-ce à elle de subir la colère de cet inconnu dont Calista ne lui a jamais parlé ? Les joues rougies, les sourcils froncés, elle se retrouve sur la défensive, prête à protéger sa mère face à ce ton plein de reproches. “I was there, when you were born.” Stoppée dans son élan défensif, Gaia s’arrête, surprise que leur rencontre remonte aussi loin. Surprise de cette personne dont sa mère ne lui a pas parlé, alors qu’elle était là à sa naissance. Elle fronce un peu plus les sourcils et écoute, pleinement et attentivement.
À chacun de ses mots, Gaia blêmit un peu plus, parce qu’il sait tout. Parce qu'il en sait trop, avec trop de détails, trop de minuscules éléments que personne d’autre ne pourrait connaître. It was snowing. You were six. The Christmas market. You asked Calista to braid your hair and wear that favorite beannie of yours. We bought lots of cookies. Le reste ne réveille rien et ne résonne pas, parce que Gaia est persuadée qu'elles n'ont perdu personne dans la foule (elles n'avaient personne à perdre, elles n’étaient que toutes les deux). Que personne n'a été mordu par un reiketsuki (qui aurait pu l’être, puisqu’elles n’étaient que deux?). You probably know how she hates vampires. Celle-ci, en revanche, s’écrase dans son esprit. Donnerait presque corps au reste, donnerait sens à cette histoire qui jusque-là n’avait aucun sens. Sa mère n'aurait pas envoyé son frère à l’autre bout du monde parce qu'il avait été mordu. “I hardly see how you could forget such a story…” À ce moment-là, Gaia ne l’entend plus tout à fait, stoïque et interdite, l’esprit qui se repasse l’ensemble de ces détails en boucle, comme si elle allait enfin comprendre, réaliser qui il était ou bien réfuter tout ce qu’il disait. Mais ça ne vient pas, aucun contre-argument. Pourtant, elle ne se souvient pas ; elle a beau chercher, fouiller sa mémoire, rien ne vient. Elle revoit sa mère et elle à ce marché de Noël, elle revoit ses tresses et son chouchou, elle revoit les cookies ; mais elle ne le revoit pas, lui. Et au fond, il a raison. Elle devrait se souvenir, il n'y a aucune raison que ce ne soit pas le cas. “Surely nothing could make you forget that, right? Your mother remembers it, I'm sure.” Ce n'est que quand il insiste qu'elle revient plus ou moins à la réalité ; en tous cas, une partie d’elle-même. “An Oblivion seal could,” répond-elle instinctivement. Mais ce n'est pas vraiment elle, qui répond ; seulement sa partie studieuse qui s’applique à compléter le blanc par une réponse connue, une réponse étudiée.
Gaia, la vraie, est à des milliers de kilomètres, complètement sonnée, complètement ailleurs. Et c’est peut-être pour ça qu'il demande, “Do you think I lied to you?” Elle se surprend à secouer la tête machinalement, sans en être vraiment consciente, parce que ses yeux ne le regardent pas tout à fait. Se repassent encore en boucle tous ces détails qu'il ne devrait pas connaître. Il sait trop de choses sur ce marché de Noël, sur Calista, sur elle ; et au fond, peut-être que, sans l'assumer complètement, elle se dit que sa mère aurait été capable de rejeter son fils devenu monstre. Mais à la fois quelque chose ne colle pas, Gaia se heurte à des questions sans réponse, des incohérences qui font résister son acceptation. Sa mère ne l'a pas envoyée à Londres, quand elle a su pour sa morsure. Pourquoi ne l’avait-elle pas envoyée à Londres ? (Elle ne le dit pas, sans savoir pourquoi. Peut-être est-ce par peur, parce qu'elle sent sa colère sur le point d’exploser, parce qu’elle ne le connaît pas assez pour se livrer autant que lui l'avait fait.) Et au-delà de ces questionnements, elle semble se souvenir de ce qu'elle vient de suggérer, de la possibilité donnée ; et ça, sa mère ne l'aurait pas fait. Elle n'aurait pas effacé de son esprit l'existence entière d’un frère.
Alors Gaia ne sait quoi répondre, encore sonnée, incapable de démêler le vrai du faux. Mais tout ce qu’elle parvient à articuler, tout ce qui sort, c’est un maigre “but she wouldn’t do that” auquel elle n’est pas sûre de croire complètement. Pour autant, elle ne peut s’empêcher de la défendre, trop attachée à l’image de sa mère bien-aimée. Ne supporterait pas de découvrir que sa mère a rejeté l’un de ses enfants quand elle avait réussi à l’accepter, elle, pour la même raison, a fait subir un sceau d’oubli à l’autre. Ça n’a pas de sens, ce n’est pas possible. Et peu à peu, ces évidences-croyances prennent le pas sur le reste, sur les émotions réveillées par son histoire. “She wouldn’t do that,” ajoute-t-elle d’un ton plus assuré, plus sérieux. “Don’t get me wrong, I don’t believe you lied, but maybe you mistook her for someone else, or, I don't know. But she’s not like that. I know her.” Elle n’aurait pas pu rejeter l’un de ses enfants quand elle avait réussi à l'accepter, elle, pour la même raison. Alors Gaia préfère se rattacher à ce qu’elle sait, ce qu'elle a vécu, convaincue que sa mère n’est pas le monstre que cet inconnu est en train de lui dépeindre.

Il voit dans le froncement des sourcils de sa sœur, dans ses lèvres pincées, dans son visage fermé, qu'elle a envie de réfuter chacun de ses mots. Qu'elle a envie de s'insurger aux yeux du monde sur ces injustices qu'il lui offrait sur un plateau d'argent. Mais d'injustices, il était celui qui les avait reçu en pleine face. Il était celui qui avait attrapé la flamme flambante sous les yeux ébahis et trop jeune d'une enfant qui n'avait aucun souvenir du frère qui aimait lui tresser ses cheveux quand maman se maquillait, qui l'écoutait jouer du violon, sourire aux lèvres. Qui l'aimait avec le sourire de ceux qui risquaient de se briser si l'on fermait les yeux sur son existence. Mais il était toujours là. Bien intact. Toujours fort, présent et capable de se tenir droit quand sa famille de naissance lui avait tourné le dos. Et pendant tant d'années, Robin avait espéré en vouloir à Gaia, aussi. Mais il avait peu à peu la preuve qu'elle n'y était pour rien dans ces lettres jamais répondues.
Et il a un rire bref, qui résonne presque comme une claque en plein milieu de cette pièce. Il a les yeux embués. De colère. De peine. Parce que sa propre sœur n'a aucun souvenir de son existence. Parce que Calista lui a effacé la mémoire. Et il n'en a aucune preuve, mais ça fait trop sens dans son esprit pour que ce ne soit pas vrai. « An oblivion seal could. » Qu'il répète avec lenteur et ironie.
Car il s'y tenait : sur l'ironie de ses pleurs et de sa vie.

Il ne la regarde pas, quand il dévoile ses mots. Lui aussi, s'est envolé bien loin de là où ses deux pieds reposent. Les membres tremblent un peu, les méninges s'activent à savoir quoi faire, à présent. Maintenant qu'il était certain que, sur cette île, Calista était la dernière à connaître son nom. Non, à connaître celui d'Ezra, fils qu'il n'était déjà plus depuis longtemps. Et quand il repose le regard sur la femme qu'il n'aura jamais appris à connaître par sa faute, il retient son souffle une seconde, avant de lui demander si elle pense qu'il lui a menti. Au fond, il espère presque qu'elle dise oui. Car dans le fond de son esprit, des mots s'exclament. Et entre deux lamentations sur sa situation, VENGEANCE hurle à plein poumons. Gaia acquiesce. Se contredit, pourtant, quelques secondes plus tard. Il n'y a rien, dans les yeux de Robin, quand ils rencontrent ceux de sa sœur. Rien qu'un peu de vide, aucune notion de moquerie ou de déception. Il est las. Et s'il y avait des émotions à renvoyer, ce ne serait pas sur cet énième pantin qu'elle représentait dans la vie de leur génitrice. « Wouldn't she ? » Qu'il demande, tout simplement? Prêt à lui faire part de tout ce que, selon lui, Calista serait capable de faire. Mais il ne nomme rien. Laisse l'incertitude planner. Il n'avait pas la force de réclamer de cette inconnue qu'elle se batte contre une femme qu'elle avait chéri toute sa vie. Pas alors qu'à ses yeux, il n'est encore que l'ombre d'un menteur.
Quand il ricane, cette fois, ça semble un peu froid. Un peu moqueur. Mais il se moque plus de son existence que de la naïveté d'une fille qui n'avait jusqu'alors jamais eu à douter de sa mère. Il ne lui en voulait pas de ne pas croire à son histoire. D'essayer de chercher des creux là où il n'y en avait pas. « I'm not mistaken. » Qu'il affirme alors. Et son ton signale clairement qu'il n'a aucune hésitation quant à son affirmation. « She's the Calista that couldn't look me in the eyes when I became a vampire and sent me away without trying to keep any form of contact. » Et alors qu'il se laisse à observer le visage de Gaia, il a un sourire un peu nostalgique qui se glisse sur son visage. « You have the exact same eyes. » De leur couleur à leur lueur. A le regarder comme s'il était un parfait inconnu. « But since you know her, I won't bother you anymore. Tell her I'll probably pass by and give her a visit, one time. If you want to. » Qu'il dit en se reculant soudainement vers la porte, le cœur battant trop vite, le besoin de respirer un air où le passé qui l'avait détruit n'existait plus se faisant de plus en plus vital. Entre les bras de Neela. (Il espérait, entre ceux de June et Oliver.)
Un air où le violon de Gaia ne résonnerait plus entre quatre murs.

Wouldn’t she? Quelque chose bloque, au fond ; peut-être est-ce l’affection, l’amour ou l’admiration, des obstacles infranchissables par une Gaia qui remercie chaque jour sa mère de l’avoir acceptée (ou, en tous cas, d’essayer). Elle ne peut pas lui tourner le dos, mais surtout elle ne peut pas imaginer le pire. Mais cette vérité se heurte irrémédiablement à la version que cet inconnu lui tend, cette histoire trop vraisemblable pour être un mensonge, mais trop impossible pour être autre chose. Trop inconcevable. Ce serait enlever le premier étage du château de cartes pour l’observer s’effondrer ; il reste encore des colonnes de marbre, faites des convictions et des suppositions. Sa mère n’enverrait pas son frère à l’autre bout du monde alors qu’il vient de se faire mordre, parce qu’elle ne l’avait pas envoyée, elle. Sa mère ne lui ferait pas subir un sceau d’oubli pour effacer son frère, parce que ce serait trop cruel, trop inhumain. Sa mère détestait les reiketsuki, mais elle était capable de changer. Elle avait beau voir le monstre dans les yeux de sa fille, elle lui avait dit de rentrer. Elle ne l’avait pas exilée. Par instinct, les incohérences deviennent des évidences. Gaia ne peut se résoudre à imaginer le pire et préfère ne pas le croire, par défaut, trop loyale et attachée à son modèle, à sa famille.
Sa mère n’est pas un monstre, point final.
I'm not mistaken. She's the Calista that couldn't look me in the eyes when I became a vampire and sent me away without trying to keep any form of contact. Et Gaia a envie de se confier ; de lui dire pourquoi elle tient à réfuter, pourquoi il lui est impossible de le croire complètement. Gaia a envie de lui dire qu’elle aussi est un reiketsuki, mais que sa mère l’a acceptée, et qu’en conséquence la Calista de sa vengeance ne peut pas exister. Ce n’est pas la même personne, ça ne peut pas l’être. Et pourtant, elle n’a pas oublié qu’elle aussi, sa mère l’a exilée, même pour quelques jours. Elle prend l’argument comme une énième raison, une preuve de ce que sa mère n’est pas aussi cruelle et peut changer d’avis. Et pourtant, elle ne dit rien. Elle n’a pas confiance, et peut-être qu’au fond, si une petite voix lui murmure qu’il ne ment pas, elle ne préfère pas lui briser le cœur une fois de plus, en révélant que Calista avait pu faire pour elle ce qu’elle avait refusé pour lui. Sa bouche en suspens le restera, des mots qu’elle ne saurait pas prononcer coincés au creux de sa gorge. You have the exact same eyes. Son cœur se serre (elle ne sait pas pourquoi). But since you know her, I won't bother you anymore. Tell her I'll probably pass by and give her a visit, one time. If you want to. Elle sait déjà qu’elle ne le fera pas ; que ce moment a été un non-événement, un de ceux qu’on enfouit en espérant les oublier parce qu’ils n’ont pas eu d’effet. Un de ceux qui n’ont aucune conséquence sur le cœur et les pensées, un rien qui n’a surtout pas des airs de quelque chose. Gaia prend un air désolé pleinement sincère, les mains toujours posées sur son violon. I’m sorry I couldn’t help you more…
L’inconnu, ou Rob, ou Ezra, s’en va comme il était venu ; une silhouette dont Gaia ne se souvient que parce qu’elle l’a croisée dans un couloir, une fois. Une silhouette qui a des airs de rien, mais qui a tout du quelque chose - même si elle ne se l’avoue qu’à moitié.